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Ils ont fait chuter une dictature

Wladimir, l’un des porte-parole de la démocratie corinthiane, a vécu une expérience unique de 1981 à 1983.

Wladimir est devenu un leader du mouvement qui a symbolisé la résistance politique au Corinthians. (Emanuele Saraceno)

Emanuele Saraceno

Pendant deux ans, de 1981 à 1983, un club brésilien a vécu une expérience unique dans l’histoire, qui a aussi contribué à la changer. En pleine dictature, dirigeants, entraîneurs et joueurs ont instauré une démocratie totale au sein de la première équipe. Chaque décision était prise à la majorité. Le mouvement a très rapidement dépassé les frontières du football. Il est devenu  un symbole de résistance politique, au sein duquel se sont dégagés des leaders.

Parmi ceux-ci, le plus célèbre n’est autre que  Socrates. Mais l’entraîneur Ze Maria, ainsi que deux de ses coéquipiers, ont aussi occupé le devant de la scène: l’attaquant Walter Casagrande et le défenseur Wladimir. A bientôt 60 ans, ce dernier, ancien latéral gauche, garde un physique d’athlète. Le goût de l’engagement politique ne l’a pas quitté, puisqu’il  occupe la fonction d’adjoint au maire en charge du sport à la commune de San Sebastiao.

Personne n’a revêtu aussi souvent que lui le maillot de Corinthians (803 fois!), mais c’est  pour évoquer ses deux saisons «révolutionnaires» qu’il a accepté – après plusieurs tentatives – un rendez-vous. Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la démocratie corinthiane, Wladimir le livre sur un plateau. Le sourire en prime.

Wladimir, comment a commencé cette incroyable expérience de la démocratie à Corinthians?

En fait, tout est né d’un terrible échec, la relégation en 2e division. Sur le papier, l’équipe était d’assez bonne qualité, mais elle manquait d’unité. Parallèlement à cette chute, il y eut un changement à la tête du club, avec l’arrivée du sociologue Adilson Monteiro Alves à la vice-présidence. Il ne connaissait rien au foot, mais était très psychologue. Lors de la première réunion il nous a dit: «Les gars, vous avez échoué. Il y a eu des problèmes au sein de l’équipe. Je compte sur vous pour trouver une solution.» Une tournée à l’étranger, après le championnat, nous y a aidé.

De quelle manière ?

Nous avons profité de matches amicaux au Mexique et au Guatemala pour discuter à fond entre nous. Nous voulions comprendre s’il y avait un ou plusieurs «moutons noirs».

Votre conclusion?

Je vais vous donner un exemple. Rafael était un bon gardien, grand et beau. Il estimait qu’il devait jouer pour cette raison à la place de Cesar, plus petit, laid et noir. Mais Cesar était un portier exceptionnel! Nous remportâmes ce tournoi en grande partie grâce à lui. En finale, à Mexico, il fut acclamé par 80 000 spectateurs.  Malgré ça, Rafael poursuivait ses manigances.

Et alors?

Nous avons voté et décidé qu’il n’était pas bon qu’il reste dans l’équipe. Nous avons opéré le même choix avec l’attaquant Paulo Cesar. Il avait fait partie de l’équipe championne du monde en 1970 et se prenait pour une star, il ne respectait pas le groupe. Nous avons décidé collectivement son départ et nous nous sommes sentis soulagés. C’était un moment historique.

Quelle était la position du club, du coach?

Le président Osvaldo Brandao a été d’accord pour tenter l’expérience. Le changement de coach, avec l’arrivée de Mario Travaglini, nous a aussi aidé à nous lancer dans ce changement un peu fou.

C’est quand même l’entraîneur qui choisissait l’équipe, non?

Bien entendu, l’alignement et la tactique relevaient de ses prérogatives. Mais il les mettait en place après de longues discussions avec les joueurs. Il demandait à chacun ce qu’il pensait pouvoir apporter, dans quelle position il se sentait le mieux. Après, c’était au joueur de montrer ses capacités sur le terrain. Cependant, mis à part ces points, nous décidions de tout, à la majorité, chaque joueur disposant d’une voix. Même des transferts.

Vraiment?

Evidemment, nous ne tenions pas les cordons de la bourse, mais nous indiquions les noms de ceux que nous pensions pouvaient être utiles au groupe. Lorsque Travaglini est parti au FC Sao Paulo, au terme de la saison, nous avons nous-mêmes déterminé le nom du nouveau coach, Ze Maria.

Comment a-t-on pu vous laisser faire ça?

Parce que les résultats suivaient, tout simplement. Nous avons été champions de 2e division, avons remporté le titre de l’Etat de Sao Paulo et nous sommes qualifiés pour un tournoi final, dans un «groupe de la mort» avec l’Internacional, Flamengo, Atletico Mineiro et Gremio. Nous n’avons perdu qu’en demi-finales, face à Gremio, avec notre gardien blessé.

Ce fonctionnement a-t-il provoqué des moments de tension?

Pas vraiment, puisque tout le monde avait son mot à dire et partageait cette philosophie. Nous avons par exemple décidé de rendre facultatives les mises au vert avant les matches. Du moins pour les joueurs mariés. Les célibataires devaient y aller.

Comment était jugée cette démocratie de l’extérieur ?

Les médias, conservateurs – n’oublions pas que nous étions en pleine dictature – ne la voyaient pas d’un bon œil. Ils essayaient de monter les joueurs les uns contre les autres. Ils cherchaient à créer un climat de suspicion. Cela nous a permis d’accroître notre sens de la responsabilité.

Vous avez aussi profité de cette attention pour vous engager politiquement…

Absolument. Nous servions d’exemple pour tous ceux qui voulaient le retour de la démocratie. Nous avons crée l’association «Direta Jà», en faveur de l’élection directe. Nous organisions des meetings. Socrates, Casagrande et moi-même étions en première ligne. Nous utilisions aussi le football à des fins politiques. Par exemple, Socrates avait promis qu’il ne partirait pas à l’étranger si nos revendications étaient entendues.

Avez-vous le sentiment d’avoir contribué au retour de la démocratie au Brésil?

J’en suis convaincu. Notre mouvement a inspiré énormément de monde. Nous avons été à la base d’une prise de conscience collective: ensemble, nous pouvions changer notre pays.

La démocratie corinthiane s’est pourtant terminée après deux ans. Pourquoi?

Parce que c’était une expérience unique, liée à un moment historique particulier. C’est très difficile de trouver un groupe de joueurs, de techniciens, de dirigeants qui pensent de la même façon, qui partagent un idéal. Et puis, surtout, les pressions politiques étaient très fortes. Elles ont fini par avoir raison des dirigeants en place. Les successeurs ont mis fin au mouvement. Socrates est parti d’abord, puis Casagrande et moi aussi. Mais en 1985, le Brésil retrouvait la démocratie.

Que reste-t-il aujourd’hui de la démocratie corinthiane?

Je suis désormais «persona non grata» à Corinthians. Tout comme Casagrande d’ailleurs. Mais nous savons que nous avons à jamais une place dans le cœur des gens.

Vingt ans de dictature au Brésil

Menace communiste  Le Brésil a vécu sous le régime de la dictature militaire de 1964 à 1985. Cette dictature fut instaurée le 31 mars 1964, suite à un coup d’Etat du maréchal Castel Branco, qui renversa le président élu Joao Goulart. Pour justifier la prise de pouvoir, les militaires se servirent de la menace communiste comme prétexte. Les mouvements sociaux prenaient en effet de l’ampleur à l’époque au Brésil.

Au fil des années, plusieurs décrets limitèrent les libertés individuelles. Militaires et police pouvaient par exemple arrêter et emprisonner n’importe quel suspect, hors de tout contrôle judiciaire.

La période la plus dure continua jusqu’au milieu des années 1970. Même si elle ne fut pas aussi cruelle que celles qui ont sévi en Argentine ou au Chili, la dictature brésilienne provoqua quelque 400 morts ou disparus. Aussi, sous la poussée populaire inspirée par la démocratie corinthiane, prit-elle fin en 1985 avec l’élection de Tancredo Neves. Son petit-fils, Aecio Neves, est un des trois candidats à la prochaine élection présidentielle, qui se déroulera en octobre.  £

Pas toujours d’accord avec socrates

«Socrates était un génie, une personne d’une grande culture, avec une très forte conscience politique. Son influence dans le pays a été immense», raconte son ancien coéquipier Wladimir. Cela n’a pas empêché les deux joueurs de ne pas être toujours sur la même longueur d’onde. «J’ai deux exemples en tête. La question des primes, d’abord: Socrates estimait que tous les joueurs, titulaires et remplaçants, devaient toucher le même montant. Je n’étais pas d’accord. Les titulaires prenaient des risques en jouant et contribuaient davantage aux victoires. En plus, s’ils touchaient les mêmes primes, les remplaçants n’auraient pas la motivation pour se surpasser et décrocher une place de titulaire. On a mis la question au vote et j’ai perdu.» Mais le défenseur a pris sa revanche. «Nous devions effectuer  une tournée au Japon. Casagrande ne voulait pas venir car il était tombé éperdument amoureux. Socrates était d’avis de le laisser rejoindre sa dulcinée. Moi, j’estimais qu’il devait se comporter en pro et suivre le groupe. J’ai eu gain de cause.»

Au-delà de ces broutilles, une profonde amitié liait les deux hommes. «Le décès de Socrates m’a profondément affecté. Il savait que son mode de vie, et en particulier son amour de la bière, risquerait de lui être fatal. Il était docteur après tout… Il a passé toute sa vie à chercher le bonheur. Il s’est marié sept fois! Qu’il repose en paix. Il me manque.»

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