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Road trip 5/10: conflit racial

Ferguson, laboratoire des races

Dans cette banlieue de Saint-Louis, Missouri, deux tiers des habitants sont Noirs. Et presque tous les policiers sont Blancs.

A Ferguson, sur West Florissant Avenue où ont eu lieu les émeutes raciales il y a deux ans, à la suite de la mort de Michael Brown, un ouvrier nous raconte son quotidien et ses rapports avec la police. Xavier Filliez
  • Dossier

Xavier Filliez

Ferguson - Saint-Louis

«WestFlorissant Avenue» est d’abord une imposture par son nom. Rien ici n’a les traits de la prospérité. Un Taco Bell, quelques «car wash» et des églises, pas mal d’éclopés errant entre des commerces aux murs effrités. C’est exactement là, devant le Market and liquor store, qu’une des plus grandes révoltes civiles américaines de ces cinquante dernières années s’est amorcée, le 9 août 2014.

Après avoir volé un paquet de cigarillos, Michael Brown, 18 ans, un enfant du quartier, est intercepté par l’agent Darren Wilson. Il prend la fuite. Un long affrontement s’ensuit, dont le récit est aujourd’hui encore controversé. Michael Brown décède sous les coups de feu. Pas un. Pas cinq. Pas dix. Douze coups de feu.

Brown est Noir. Wilson est Blanc. Après des affaires similaires en Floride, dans l’Ohio et en Californie, l’affaire Ferguson devient l’emblème d’un conflit racial très loin d’être résolu aux Etats-Unis. Le mouvement #BlackLivesMatter (les vies noires comptent), né quelque temps auparavant et dénonçant la violence policière envers la minorité afro-américaine, retentit à travers tout le pays.

Nouveau commissaire noir
Deux ans après les émeutes violentes, c’est le calme plat dans les rues. Mais pas dans les tripes. En face du Liquor store, devant le Barber shop où Michael Brown était un client régulier, Thomas Bradley, dégaine de bad boy et dents du bas en or, a une lecture fataliste des événements: «Rien n’a vraiment changé en termes de discrimination et de violence policière. Peut-être que les choses évolueront avec le nouveau commissaire noir qui vient d’être nommé. On attend de voir, mais je crois qu’il faudra quelques condamnations de policiers devant la justice pour calmer les esprits.» Hillary Clinton a les faveurs de Thomas: «Elle est la seule en lice qui comprend notre situation et nos préoccupations.»

Justin, une armoire à glace croisée un peu plus loin sur le trottoir, croit constater une petite trêve policière mais parie que le délit de faciès recommencera: «Ici, si tu es Noir, bien bâti comme moi ou habillé comme lui (pointant un autre Noir en training et sandales), la police va t’arrêter et contrôler ton identité.» Justin a toujours été en règle. Et il se considère chanceux parce qu’il a un travail.

Transition sociale rapide
Quelles perspectives professionnelles? Quel espoir d’une vie décente? C’est une des grandes questions au cœur du débat racial à Ferguson. Petite municipalité de 21000 habitants en banlieue de Saint-Louis, un des chaînons de la «Rust Belt» (ceinture de rouille) – le nom de la région nord-est américaine qui a fait les grandes années de l’industrie lourde et de la métallurgie – Ferguson a connu une transition sociale et structurelle considérable en à peine une génération.

Historiquement, l’agglomération est une des zones où la ségrégation raciale est la plus manifeste des Etats-Unis. Dans les années quarante, des plans de zone très restrictifs empêchaient les Noirs de s’installer dans les jolies villes de banlieue. En 1980, à Ferguson, 85% de la population était blanche.

Puis, à mesure que les cols-bleus et la classe moyenne supérieure ont déménagé dans des zones plus huppées, les familles afro-américaines à la recherche de meilleures écoles se sont installées. Aujourd’hui, 67,4% de la population de Ferguson est noire.

Cinquante flics blancs, trois noirs
L’explosion des inégalités a-t-elle au fil des ans transformé Ferguson en poudrière? Tous les Afro-Américains interrogés ne font pas une généralité du cas Michael Brown. Junior McKeen, croisé vers la déchetterie de Canfield Drive, à deux pas du lieu où la victime gisait, est «chrétien et républicain».

Pour lui, «c’est la jeune génération qui a un problème avec les forces de l’ordre. Moi, je n’ai pas de problème. Je crois que l’officier Wilson n’est pas intervenu avec l’intention de tuer. Si je m’étais senti menacé, j’aurais tiré aussi, jusqu’à ce qu’il soit immobile.»

Une enquête du Département fédéral de la justice sur le fonctionnement de la police et du système judiciaire à Ferguson prouve néanmoins à quel point le racisme est institutionnalisé: 50 officiers blancs et trois noirs dans la police municipale.

Les Afro-Américains comptaient pour 93% des arrestations entre 2012 et 2014. Ils font aussi l’objet de menaces généralisées d’arrestation en cas de rappel pour une amende et font parfois de la prison pour une apparition manquée à la cour.

Policiers non inculpés
Le nouveau commissaire afro-américain, Delrish Moss, a annoncé son intention de bâtir une police de proximité. Aller à la rencontre des jeunes dans la rue. Et, en avril 2015, une élection historique a vu l’entrée d’une Afro-Américaine, Ella Jones, au City Council (exécutif communal). Nous la retrouvons à la mairie.

«Quiconque ne voit pas que l’Amérique a encore un gros problème de racisme est un imbécile. Ici, à Ferguson, on panse les plaies. On se reconstruit. Contrairement à ce que Trump déclarait, ce n’est pas la ville la plus dangereuse des Etats-Unis. Nous avons une vie de communauté. Les enfants jouent dans la rue et dans les parcs.» Sa voix à elle aussi ira à Hillary Clinton.

Le jour de notre rencontre, le verdict du procès d’Edward Nero, le policier blanc ayant tué l’Afro-Américain Freddie Gray à Baltimore, tombait: non coupable. Darren Wilson, lui, n’a même pas été inculpé par le grand jury. A ce rythme, West Florissant deviendra lentement le boulevard des Désillusions.

Ella Jones, première Afro-Américaine à avoir été élue à la municipalité de Ferguson. Xavier Filliez

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