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Crise laitière

«La Confédération ne veut pas intervenir»

Une initiative cantonale du Jura demande de réorganiser la gestion des volumes en lui donnant force obligatoire. Les producteurs laitiers ainsi que la Chambre d’agriculture du Jura bernois et celle du Jura réagissent à son rejet.

Plusieurs initiatives cantonales ont été déposées à Berne pour trouver une solution à la crise laitière. Celle-ci touche près de 21000producteurs laitiers dans le pays. Ils sont au nombre de 331 dans le Jura bernois et de 430 dans le Jura. Keystone

Aude Zuber

Près de 21000 producteurs de lait sont touchés par la crise laitière dans le pays. Ils sont au nombre de 331 dans le Jura bernois et de 430 dans le Jura. Ce sont en premier lieu les producteurs de lait destiné à l’industrie (lait de centrale, voir encadré IP-lait) qui accusent le coup. La demande reste relativement stable, alors que la surproduction est devenue endémique. Résultat? La pression sur les prix est énorme. Pour y remédier, plusieurs cantons ont déposé une initiative à Berne afin de réguler le marché, mais celle du canton du Jura a été rejetée le 19septembre par le Conseil des Etats (25 voix contre 13). Le Conseil national se prononcera l’année prochaine.

Un vote sans surprise
«C’est une grande frustration. Le délai pour le traitement de cette initiative arrivait à son terme. Les sénateurs ont alors justifié leur refus sous prétexte de manque de temps», déclare le directeur de la Chambre jurassienne d’agriculture Michel Darbellay. En revanche, les députés ont déclaré être préoccupés par la situation et vouloir ouvrir la discussion sur les initiatives fribourgeoise et genevoise visant le même objectif que celle du canton du Jura. L’autre argument avancé est celui du changement de situation. Avant de prendre une décision, les parlementaires souhaitent d’abord observer comment le marché réagit au retrait de l’entreprise Migros de l’Interprofession du lait, annoncé en juin dernier.

La secrétaire générale de la Chambre d’agriculture du Jura bernois Annemarie Hämmerli n’est pas étonnée du résultat. «Ce n’est pas dans l’intérêt de la Confédération de réguler le marché. Car le dossier de l’agriculture fait partie du pack des accords de libre-échange avec l’Union européenne.»

Michel Darbellay abonde dans son sens en insistant sur le fait que Berne n’a jamais voulu intervenir. «En 2010 déjà, le conseiller national bernois Andreas Aebi n’avait pas été suivi.» Pour rappel, cette motion demandait un système de régulation permettant d’adapter les quantités de lait aux besoins du marché. Son rejet avait été justifié par des signes de reprise constatés sur le marché laitier.

Pas assez concrète
Pour Michel Darbellay, ce rejet n’est pas uniquement imputable à un manque de volonté de Berne. Mais il pointe également le contenu même de l’initiative. «Il est vrai qu’elle ne dit pas comment mettre en place la gestion des volumes par rapport à ce qui avait déjà été proposé jusqu’ici.» Il souligne que les acteurs de la branche ont essayé à maintes reprises de se mettre d’accord sur les quantités de lait à produire sur le plan national. «Jusqu’à présent, nous avons toujours échoué, même lors de la création de mooh, la plus grande organisation de producteurs du pays.»

Annemarie Hämmerli estime que l’initiative voit juste en demandant la gestion des volumes avec force obligatoire. «La seule solution envisageable pour sortir de la crise laitière est bel et bien de réintroduire la gestion des volumes.» Bien que reconnaissant quelques faiblesses à cette initiative, les deux responsables défendent son objectif. En revanche, les agriculteurs se montrent davantage partagés sur le but poursuivi.

Les agriculteurs divisés
Le producteur laitier de Nods, Robert Sahli, promeut, lui aussi, un système de contingentements laitiers. Pour rappel, il a été supprimé de manière anticipée à partir de 2006. Olivier Carnal ne voit pas les choses de cette façon. L’agriculteur de Moutier s’oppose à une intervention de l’Etat. «Ce serait un retour en arrière», déclare le producteur, qui s’occupe de près de 50 vaches. Robert Sahli, qui possède lui aussi le même nombre de bovins, estime nécessaire une intervention de la Confédération. «Sans force obligatoire, il sera difficile, voire impossible, de mettre d’accord tous les producteurs de lait sur la quantité à produire.»

Il explique les dissensions entre les producteurs laitiers par la politique actuelle. «Elle est faite pour diviser les agriculteurs et servir les intérêts des transformateurs et des industriels.» A la question de savoir de quelle manière la politique est néfaste, Robert Sahli répond que «les producteurs directs de Migros gagnent davantage que les autres producteurs laitiers. Ce qui a pour conséquence une désolidarisation entre les agriculteurs.»

Gain de rentabilité
Sur ce point, Olivier Carnal est du même avis. Il ne croit pas à une union entre tous les producteurs laitiers sans une aide extérieure. Mais l’agriculteur recommande de ne pas oublier de prendre en compte les effets positifs du retrait de la Confédération. «Grâce à l’abandon des contingentements, la branche a gagné en flexibilité, il a permis une spécialisation des exploitations laitières. Pour ma part, j’ai restructuré mon activité agricole en investissant dans une stabulation libre et en m’associant avec mes frères et mon père.»

Ces dernières années, les chiffres confirment une baisse du nombre de producteurs laitiers et une quantité en légère hausse. Michel Darbellay explique ce phénomène par la taille des exploitations toujours plus grande et des infrastructures plus performantes.

 

Quelle est la responsabilité des agriculteurs?
La Chambre d’agriculture du Jura bernois et celle du Jura adressent de nombreux reproches à la Confédération, notamment quant à la façon dont a été gérée la sortie du contingentement. Mais à la question de savoir si les producteurs laitiers n’ont pas aussi une part de responsabilités dans la crise laitière, le directeur jurassien Michel Darbellay répond par l’affirmative. Un avis pas complétement partagé par la responsable du Jura bernois. Annemarie Hämmerli critique les recommandations formulées par la Confédération figurant dans le rapport «Perspectives. Marché laitier». L’Etat met notamment en avant la différenciation et la création de valeur ajoutée grâce à un positionnement unique.

«Je trouve un peu facile de dire aux producteurs laitiers de mettre en avant les arguments de vente tels que le niveau de bien-être des animaux, l’importance de l’herbage dans l’alimentation des vaches, la production artisanale de fromage de qualité et de laisser croire que tout s’arrangera», s’insurge la secrétaire générale.

Quant à Michel Darbellay, il reconnaît que la filière laitière doit aussi se remettre en question, notamment dans le domaine du marketing. «Jusqu’à présent, on a simplement mis la fameuse vache ‹Lovely› dans un bobsleigh. Mais on n’a jamais communiqué sur ce qui différencie le lait suisse de l’importé. On doit dire pourquoi le nôtre est plus cher et montrer ses atouts», explique-t-il. Le Jurassien cite notamment le bien-être animal, le respect de l’environnement, la réduction de l’utilisation des antibiotiques, le fourrage indigène comme autant de pratiques à faire valoir face à l’étranger. «Celles-ci ne sont pas forcément existantes dans les autres pays. Donc, mieux faire valoir ces pratiques pourrait déjà un peu nous aider à nous positionner, tant en Suisse qu’à l’étranger», conclut-il. 

 

IP-lait: un système de prix complexe:
 L’Interprofession (IP) du lait est la plate-forme commune de l’économie laitière suisse. Elle compte 45 organisations régionales et nationales des producteurs et des transformateurs de lait ainsi que des entreprises du secteur industriel et du commerce de détail. La plate-forme regroupe plus de 95 % de la quantité de lait suisse.

Prix indicatif L’IP-lait fixe tous les trois mois le prix indicatif du lait. La plateforme a annoncé une hausse de trois centimes. Il passe ainsi de 65 à 68 ct./kg pour le segment A (marché indigène). «C’était le moment. Le franc a perdu de sa valeur, le beurre devient une denrée rare... Autrement dit, toutes les conditions étaient réunies depuis un moment déjà... et pourtant on augmente seulement maintenant le prix», regrette Robert Sahli. Et l’agriculteur d’ajouter: «Le pire, c’est qu’on n’est même pas sûr de pouvoir toucher cette augmentation, car l’industrie ne s’y conforme pas.»

A l’instar de Robert Sahli, Annemarie Hämmerli, la secrétaire générale de la Chambre d’agriculture du Jura bernois, dénonce la répartition de la plus-value qu’elle ne juge pas suffisamment équilibrée. Elle en appelle également à davantage de transparence au sein de la filière.
 

Evolution du prix du lait en Suisse sur ces neuf dernières années. Source: Office de l’agriculture


Trois marchés L’IP-lait a défini trois segments: le segment A  regroupe les produits laitiers à forte valeur ajoutée (protégés ou soutenus) destinés au marché indigène, le B se compose des produits laitiers à valeur ajoutée limitée ou soumis à plus forte concurrence, et le C réunit les produits de régulation ou servant à désengorger le marché ne bénéficiant d’aucune aide. «Le marché C est une aberration. Les producteurs laitiers travaillent à perte», affirme Annemarie Hämmerli. En revanche, les  transformateurs de lait y voient, quant à eux, un intérêt certain, estime la responsable. Et Annemarie Hämmerli de préciser: «Ils doivent avoir une certaine quantité à transformer pour que ça soit rentable...»

Lait de centrale Il s’agit du lait destiné à l’industrie qui est transformé en brique de lait, en yogourt, en crème, en beurre, en lait en poudre et autres boissons lactées. Le prix indicatif pour cette catégorie est la plus faible. Une forte baisse a été enregistrée sur ces dernières années.

Fromage Les agriculteurs qui produisent du lait destiné à la transformation en fromage s’en sortent un peu mieux. «Ce n’est pas un hasard s’ils gagnent un peu plus. Cela s’explique par une réglementation plus stricte, notamment avec les AOP», explique Annemarie Hämmerli.

Lait bio Pour ce marché de niche, les prix indicatifs sont les plus généreux. «Là aussi, il faut faire attention, car si on produit trop de lait bio, le prix va lui aussi baisser», estime la secrétaire générale.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                             

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