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«Quand il sera exécuté, je perdrai un ami»

Ergothérapeute basée dans le canton du Jura, Sophie Dumortier correspond depuis 18 ans avec un condamné à mort américain. Elle donnera une conférence sur sa relation épistolaire samedi aux Vignes du Pasquart

  • 1/3 Sophie Dumortier lors de sa première rencontre avec Gerald, en 2010. Elle n’a aucun contact physique avec le détenu. Une vitre sépare les deux interlocuteurs. Photo ©: LDD
  • 2/3 Reproduction d’une cellule de la prison de Polunsky Unit. Photo ©: LDD/Lifespark
  • 3/3 Reproduction d’une cellule de la prison de Polunsky Unit. Photo©: Ldd/Lifespark
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Didier Nieto

Gerald Eldridge a été condamné à mort en juin 1994 pour un double meurtre. Il est depuis enfermé dans le pénitencier de Polunsky Unit, dans l’Etat du Texas. Un jour de 1997, il reçoit une lettre signée Sophie Dumortier, une ergothérapeute aujourd’hui installée dans le canton du Jura. Elle parle de ses loisirs, de ses deux enfants, de son compagnon et de son engagement pour l’abolition de la peine de mort. Gerald lui répond rapidement. Il écrit qu’il aime la musique, le foot et la mer. Sa lettre marque le début d’une relation épistolaire qui dure depuis 18ans maintenant.

Seul lien avec l’extérieur

Avant de faire la connaissance de Gerald, Sophie Dumortier milite pour les droits de l’homme dans les rangs d’Amnesty International. Elle apprend l’existence de Lifespark dans la presse. Cette organisation établit le contact entre des condamnés à mort et des volontaires (voir ci-dessous). «J’ai pris conscience de l’importance de ces lettres pour les détenus. Ce sont des repères qui leur évitent de sombrer dans la folie», relate-t-elle. Lifespark lui transmet les coordonnées de Gerald. «Je ne l’ai pas choisi. Je ne savais même pourquoi il avait été condamné.» Elle n’apprend son crime que plus tard. Mais elle refuse d’en parler. «Je ne veux pas qu’on juge Gerald uniquement sur cet acte.»
Les deux correspondants s’écrivent toutes les trois semaines environ. «Je lui raconte mon quotidien, mes week-ends. Lui me parle parfois de sa santé. La plupart du temps, il me pose des questions. Il est partiellement illettré, donc ses lettres restent simples. Il s’excuse de ne pas me raconter davantage de choses. Mais il ne vit aucun changement.» Gerald ne s’est jamais beaucoup attardé sur son passé. Aujourd’hui âgé de 50ans, il a grandi au sein d’une famille recomposée dans la banlieue de Houston, où il a fait partie d’un gang. Enfermé depuis 21ans, il n’a plus aucun contact avec le monde extérieur. Si ce n’est les lettres de sa correspondante. «Quand j’ai commencé à lui écrire, je le faisais pour lui, pour l’aider. Mais avec le temps, j’ai réalisé ce que notre correspondance m’apportait. Je me sens privilégiée d’avoir la vie que je mène», souffle Sophie Dumortier.

Une cellule de 6m2

Souvent, elle joint des photos à ses lettres: d’elle, de ses proches, des paysages qu’elle contemple durant ses randonnées. «Il m’a dit qu’il voyageait à travers ces clichés.» Gerald est emprisonné dans une cellule de deux mètres sur trois, équipée d’un lit, d’un lavabo et de toilettes. Sa seule ouverture vers l’extérieur est une lucarne de quelques centimètres. Il n’a aucun contact visuel avec les autres condamnés, mais il peut communiquer avec eux à travers les parois. Les détenus reçoivent leurs repas dans la cellule, trois fois par jour. Le petit-déjeuner est servi à 3h du matin. Les prisonniers ont le droit de sortir une heure par jour pour aller dans une salle un peu plus grande, partiellement ouverte à l’air libre. Les seuls biens de Gerald sont une radio et une paire d’écouteurs. Il finance le papier à lettre, les enveloppes et les timbres avec l’argent que lui envoie sa correspondante. Toutes les lettres qui arrivent ou sortent du pénitencier sont lues par les gardiens.
En 2009, la justice arrête une date pour l’exécution de Gerald. Son avocat obtient le renvoi, avançant les problèmes psychiques de son client. Ces mêmes problèmes expliquent la détention prolongée du prisonnier. Aux Etats-Unis, un condamné à mort est exécuté dans un délai de 12 ans en moyenne. «Suite à ce report, j’ai décidé d’aller le rencontrer. J’ai eu le sentiment d’une relation inachevée», confie Sophie Dumortier.
Elle se rend pour la première fois à Polunsky Unit en 2010. «J’avais beaucoup d’appréhension, je ne l’avais vu qu’en photo. Et j’avais peur de ne pas savoir quoi dire.» Les rencontres durent quatre heures. Les interlocuteurs communiquent par téléphone et sont séparés par une vitre. Ils n’ont aucun contact physique. «L’ambiance a finalement été détendue. Il était calme et souriant. Il posait beaucoup de questions. Il y a eu des moments de silence, c’est inévitable. Mais la communication par le regard est plus forte que celle des mots.»

«Il est mon ‹Brother›»

Depuis, Sophie Dumortier rend visite à Gerald une fois par année, accompagnée d’autres correspondantes de Lifespark. Chaque voyage correspond à quatre rencontres dans le pénitencier. «Nous nous efforçons de porter des habits pleins de couleurs, parce que dans le pénitencier, tout est blanc et triste.» Au travers de leurs échanges et de leurs rencontres, Gerald est devenu un ami aux yeux de Sophie Dumortier. «Il m’appelle sa ‹Sister›, et lui est mon ‹Brother›. Il sait que je ne l’abandonnerai jamais. Quand il sera exécuté, je perdrai un ami.» Pourtant, elle n’a aucun doute sur sa culpabilité. Et elle ne cherche pas à ce qu’on lui pardonne. «Il mérite sans doute d’être en prison, mais pas dans ces conditions. Et personne ne devrait être exécuté. C’est de la barbarie.» Le crime, le châtiment et l’attente de la sentence restent des sujets tabous entre eux. «J’ai essayé d’en parler avec lui, mais il n’a jamais répondu à mes questions.» Le prochain voyage dans le Texas aura lieu en mai. «Je me réjouis de le revoir», glisse Sophie Dumortier. En préparant sa valise elle commencera, comme toujours, par choisir les quatre tenues colorées qu’elle portera lors de ses visites à Gerald.

1500 «amitiés de plume» en 22 ans

Lifespark

L’organisation suisse Lifespark – apolitique et areligieuse – a été fondée en 1993 par trois membres d’Amnesty International. Plusieurs prisonniers américains leur avaient fait part de leur besoin de communiquer avec le monde extérieur. Aujourd’hui, Lifespark compte environ 300 membres, âgés entre 18 et 88ans. La majorité vient de Suisse. D’autres vivent en Europe, aux Etats-Unis et en Australie. La plupart des correspondants – 80% environ – sont des femmes. En 22ans, Lifespark a engendré près de 1500 «amitiés de plume», comme les appelle Evelyne Giordani, trésorière et ancienne présidente de l’organisation.

Condamnés américains 

Tous les membres de Lifespark correspondent avec un condamné à mort aux Etats-Unis. «Nous ne sommes pas focalisés sur eux, mais ils sont plus accessibles que les prisonniers d’autres pays. En outre, les Etats-Unis sont la seule démocratie, avec le Japon, à encore pratiquer la peine de mort», explique Evelyne Giordani. Les échanges se font en anglais ou en espagnol.

Bouche-à-oreille

L’organisation ne fait pas de publicité auprès des détenus. Ceux-ci en entendent parler via le bouche-à-oreille. Ils peuvent adresser une demande de correspondance à l’organisation. Ils sont placés sur la liste d’attente, «qui compte 60noms actuellement, soit une année d’attente». Les correspondances sont attribuées au hasard.

Bénévoles

Lifespark est gérée bénévolement. Les cotisations des membres servent à financer des associations américaines qui militent pour l’abolition de la peine de mort. Certaines de ces associations prennent en charge les frais d’avocats des condamnés à mort.

Mises en garde

Lifespark rencontre les personnes intéressées à correspondre avec un condamné avant de leur transmettre l’adresse. «On les rend attentifs à certains points, comme ne pas immédiatement raconter sa vie privée ou ne pas envoyer trop d’argent», indique l’ancienne présidente. Autre mise en garde: la correspondance est un engagement sur le long terme qu’il ne faut pas prendre à la légère. «Et nous conseillons de ne pas fouiller les journaux pour connaître les détails des meurtres», ajoute-t-elle. Certains volontaires préfèrent d’ailleurs ne rien savoir du tout. Les visites aux prisonniers ne sont pas une obligation.

Contact: contactus@lifespark.org.

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