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Trafic d'êtres humains

Le trafic d’humains est très peu puni

Victimes d’exploitation sexuelle, des femmes bulgares racontent leur calvaire, qu’elles ont vécu en Suisse notamment. En plus, elles craignent souvent des représailles. Et peu de «bourreaux» sont en définitive condamnés.

La Roumanie et la Bulgarie en tête. Keystone

Berne
Sandrine Hochstrasser

Elle croyait aller cueillir des bananes et des oranges en Suisse. La jeune Bulgare, qui n’était jamais sortie de son pays, a fait confiance à sa cousine.

Aujourd’hui, Gerdana* est de retour en Bulgarie, logée dans un centre pour victimes de trafic d’êtres humains, caché dans un immeuble de l’époque soviétique. A moins de 30 ans, elle a le visage joufflu d’un enfant, des cheveux noirs attachés et des yeux bruns tombants. Une assistante sociale la tient par les épaules pour la soutenir dans son récit. «C’est ma maison, ici», lui sourit la jeune rom.

A son arrivée en Suisse, Gerdana s’est fait retirer ses papiers par l’ami de sa cousine. Forcée à se prostituer – relate-t-elle –, enfermée dans une maison avec d’autres femmes. «On se faisait battre avec des barres de fer. Mes bras étaient couverts de bleus», dit-elle en montrant ses manches.

Son calvaire helvétique durera trois ans. Les filles sont transportées d’Olten à Zurich, en passant par Berne et Lausanne, se souvient-elle. Sa fuite, elle la doit à une autre prostituée et son client, fraîchement mariés, qui la conduiront auprès de la police lucernoise. Elle sera rapatriée dans un refuge de l’association Animus.

Campagne de prévention
L’ONG tente d’alerter la population bulgare avec des affiches présentant des offres d’emploi trop alléchantes pour être vraies. «Nous avons reçu des appels de personnes qui voulaient postuler», se désole une responsable de l’association rencontrée à Sofia, lors d’un voyage organisé par le Département fédéral des affaires étrangères, qui finance l’ONG (voir ci-dessous).

Les récits des victimes se ressemblent dans ce pays de l’Union européenne où le salaire moyen ne dépasse pas 520 francs par mois. Couturière, Veska* s’est laissée séduire trois fois par des propositions émanant de connaissances: cueillette de fraises en Espagne, récolte de tomates en Italie, puis travail dans un EMS en Grèce. Se retrouvant chaque fois forcée de vendre son corps, relate-t-elle.

Un assistant social souffle qu’elle souffre de traumatismes et «se sent persécutée». Ses souvenirs en sont-ils altérés? L’enquête est en cours dans sa ville d’origine.

Dans le cas de Gerdana, le ministère public lucernois est chargé de jeter la lumière sur son récit, qui ne manque pas de zones d’ombre. Les coupables sont aussi bulgares, selon les autorités locales, qui collaborent avec la Suisse. «Un des macs a été arrêté, puis relâché. Ils ont tous disparu depuis. Et sa cousine est morte mystérieusement», s’inquiète le directeur du refuge.

Autres actes d’accusation
Quelles sont les chances de voir un jour les coupables écroués? Si les scénarios sont connus, les condamnations pour trafic demeurent rares. En Bulgarie, leur nombre diminue (106 personnes condamnées en 2013, 56 en 2014 et 48 en 2015). Alors que le pays comptait près de 500 victimes identifiées en 2014, selon la Commission européenne. «Ce sont des cas complexes qui prennent du temps à enquêter», explique Nikola Kondev, de la Commission nationale pour la lutte contre le trafic d’êtres humains.

En Suisse, pays de destination ou de transit, les chiffres sont encore plus bas: 15 condamnations ont été prononcées en 2014. Contre deux en 2004. «Lors de l’enquête, il est extrêmement difficile de démontrer qu’il y a eu recrutement, transport, moyen de coercition, puis exploitation d’une personne», justifie Gérald Neuhaus, expert et conseiller, délégué par la Suisse auprès de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe.

«Il est parfois plus aisé de retenir contre le présumé coupable des actes de violence ou l’encouragement à la prostitution (réd: 26 condamnations en 2014), plutôt que le trafic. Mais dans ce cas, les victimes n’obtiennent pas une juste réparation et peuvent se sentir... victimes une seconde fois», regrette le Neuchâtelois.

La technique du Loverboy
Des enquêtes d’autant plus difficiles que les trafiquants utilisent souvent des méthodes «soft», comme de fausses promesses pour appâter leurs victimes.

«Les femmes savent parfois à l’avance qu’elles seront amenées à se prostituer en Suisse, mais c’est sur les conditions qu’elles sont trompées (violence, document d’identité et gains confisqués, nombre élevé de clients, etc.)», rappelle le Département de la sécurité et de l’économie, à Genève.

C’est le drame vécu cette année par une Bulgare de 19 ans, victime d’un «loverboy», un homme dont elle est tombée amoureuse et qui l’a conduite à Zurich pour se prostituer. Et qu’il l’a battue quand elle a voulu renoncer, relate l’ONG Animus.

Les victimes qui connaissent leur bourreau, de même nationalité, voire du même «clan» familial, craignent souvent les représailles. «Dans ce cas, faut-il les forcer à attaquer leurs propres frères? C’est choisir entre la peste et le choléra», se désole Charlotte Zihlmann, juriste du Centre social protestant. Au final, «une victime de trafic sur quatre finit par porter plainte», estime-t-elle.

* Noms connus de la rédaction.

 

Les failles en Suisse

Une délégation bulgare est attendue aujourd’hui à Berne pour la Journée européenne contre la traite des êtres humains. La Suisse finance sur place un programme de 1,97 million de francs, de 2015 à 2017.

Mais les défis ne manquent pas non plus en Suisse pour identifier et protéger les victimes. Le Service de coordination contre la traite d’êtres humains et le traffic de migrants (Scott), qui rassemble les autorités fédérales, cantonales et des ONG, a conclu en 2012 que la mise en place de tables rondes cantonales, réunissant tous les acteurs compétents, était nécessaire pour une «lutte efficiente». Il y a quatre ans, seule la moitié des cantons en possédait une. Ils sont 18 désormais (tous les Romands, sauf le Jura).

Les polices cantonales doivent être sensibilisées. Genève, par exemple, dispose depuis 2016 d’une brigade de 22 personnes dédiée au trafic d’êtres humains. «On ne peut pas à la fois voir un individu comme une victime de traite et comme un coupable d’une infraction liée à sa condition de personne exploitée», explique Romain Grand, responsable de la brigade.

Grandes différences entre cantons
La protection des victimes mérite également d’être améliorée et harmonisée. Il «existe de grandes différences entre cantons», admet le Scott.  Quant au programme fédéral de protection des témoins, il n’est quasiment jamais appliqué, souligne Romain Grand.

Le droit de séjour représente quant à lui un problème pour les victimes extra-européennes. Elles ont un délai minimum de 30 jours pour décider si elles portent plainte. «Mais les victimes traumatisées prennent parfois plusieurs mois avant de se décider», souligne Anne Marie von Arx-Vernon, directrice adjointe du foyer Au cœur des Grottes à Genève. «L’office cantonal de la population a compris le besoin d’être un peu souple», se félicite-t-elle.

 

Du trafic de bébés aux mariages forcés

Le trafic de bébés est dans le curseur de la police bulgare. Les forces de l’ordre ont découvert que des femmes, roms, étaient envoyées en Grèce quelques semaines avant d’accoucher. «Le pays possède une loi très libérale en matière d’adoption», précise Assen Petrov, responsable du combat contre le crime organisé dans la province de Burgas (bords de la mer Noire).

«Les mères sont payées pour remettre leur bébé, qui sera légalement adopté. Les trafiquants empochent 20 000 euros tandis que la mère ne reçoit que 1000 euros», illustre-t-il. «Soit toujours moins que ce qui lui a été promis.» L’an passé, 35 femmes ont été victimes de ce trafic dans la région de Burgas, selon le procureur local. Le destin des bébés reste, quant à lui, obscur. «Une enquête est en cours en Grèce », note Assen Petrov.

D’autres formes d’exploitation font également l’objet d’investigations. Une jeune Bulgare été victime d’une série de mariages forcés. «Elle a été unie trois ou quatre fois, en Géorgie, au Danemark, en Lituanie, etc. Ainsi, les hommes, originaires de pays tiers, ont obtenu le passeport bulgare et donc européen. La trentenaire a également été abusée par ses trafiquants», raconte Radoslav Stamenkov, responsable national de l’Organisation internationale pour les migrations.

L’exploitation sexuelle reste la plus répandue
Autre tendance: «de plus en plus d’hommes sont victimes de traite», souligne Kamelia Dimitrova, secrétaire générale de la commission nationale contre le trafic d’êtres humains. «Et de plus en plus de personnes avec des problèmes mentaux sont enrôlées, puis forcées à mendier», ajoute-t-elle. Le trafic pour la criminalité forcée (pickpocket, etc.) est également en augmentation, selon l’OSCE.

L’exploitation sexuelle reste encore la forme la plus connue et la plus répandue dans l’Union européenne, en termes de victimes identifiées. Mais tout est question de détection. Genève a été précurseur dans la lutte contre l’exploitation des forces du travail, au sein des domiciles diplomatiques, grâce au travail du Bureau de l’Amiable Compositeur (BAC).

Résultat: au bout du lac, la majorité des victimes qui sont détectées, puis hébergées dans l’association Au cœur des Grottes, sont des victimes du travail forcé et non de la prostitution.

Mais il n’est pas rare que les formes d’exploitation se mélangent, souligne Kamelia Dimitrova: «Qu’une personne soit forcée de travailler dans l’agriculture, puis de mendier. Ou de travailler puis se prostituer.»

 

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