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Gothard 3/5: Rail

Une saga à la Zola

Le premier tunnel ferroviaire du Gothard, inauguré en mai 1882, témoigne d’une incroyable aventure humaine, financière et sociale.

Chaleur, poussière, humidité, chutes de pierre, malnutrition: les conditions de travail dans le tunnel étaient épouvantables. Keystone
  • Dossier

Jacques Girard

Au Gothard, le percement du premier tunnel ferroviaire, entre 1872 et 1881, mit fin au règne des diligences. Le tunnel, inauguré en mai 1882, fut longtemps le plus long du monde. La genèse du projet, mais surtout la construction de l’ouvrage relèvent d’une saga extraordinaire, riche d’implications politiques, financières, techniques, sociales et humaines. Elle sera marquée par d’innombrables rebondissements et autant d’épisodes tragiques.

La réalisation du tunnel fut surtout l’œuvre de deux personnages d’exception: le Zurichois Alfred Escher (1819-1882) en fut le pionnier et le Genevois Louis Favre (1826-1879) le réalisateur.

Une vision prophétique
De son vivant déjà, Alfred Escher était surnommé «le roi des Suisses», tant il cumulait de pouvoirs. A 30 ans, ce juriste issu d’une influente famille est déjà chancelier d’Etat et conseiller national. Il fonde une entreprise ferroviaire privée prospère, il est à l’origine de la plus grande banque de Suisse, devenue par la suite le Credit Suisse et il prend part à la création de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich.

Sa vision des transports publics en Suisse préfigure tous les grands débats qui agiteront la sphère politique jusqu’à nos jours. Ainsi cette citation prophétique, relevée par l’historien Wolfgang Müller: «De toutes parts, les voies ferroviaires cernent la Suisse. Certains prévoient le contournement du pays. Pour la Suisse, le risque est grand d’être complètement isolée et de renvoyer l’image désolante d’un îlot au cœur du continent».

Depuis, la problématique n’a jamais cessé d’exister, que l’on évoque les autoroutes, les tunnels ferroviaires ou l’intégration européenne. Escher symbolise à lui seul cette Suisse ouverte sur la modernité.

Escher met tout son pouvoir en jeu pour faire avancer son projet. La décision définitive est prise à l’automne 1869, lors de la conférence internationale du Saint-Gothard, dont il assumera la présidence. La réalisation du tunnel se fait à l’échelle européenne: sur les 187 millions de francs du budget initial – ligne ferroviaire et tunnel – l’Allemagne investit 20 millions, l’Italie 45 millions.

Louis Favre, quant à lui, connaît un destin fort différent, mais tout aussi exceptionnel. Charpentier de formation, entrepreneur confirmé, il remporte le contrat du tunnel du Gothard en août 1872 face à six concurrents.

Mais à quel prix! Son offre est à 56 millions de francs, elle est de 12,5 millions inférieure à celle de ses rivaux. Favre accepte aussi une clause qui se révélera catastrophique: il bénéficiera d’une prime de 5000 francs par jour d’avance à l’échéance prévue, mais devra s’acquitter d’un même montant par jour de retard. Favre ne verra pas son tunnel terminé. Epuisé, véritablement persécuté par la Compagnie du Gothard, Favre mourra d’une crise cardiaque dans la galerie.

L’ingratitude des puissants
Au terme d’un chantier dantesque, marqué par d’énormes problèmes géologiques et techniques, sans compter des différends avec les banques, le retard sera de dix mois. La Compagnie du Gothard, impitoyable, se retourne contre la famille de Favre pour exiger le montant des indemnités de retard, la ruinant complètement. Et pourtant… Favre a réalisé ce tunnel de 15 kilomètres pour 66,7 millions, le dépassement n’est que de 12%. Favre, on le reconnaîtra plus tard, aura aussi sauvé la Compagnie du Gothard de la liquidation.

Le chantier lui-même aurait pu être décrit par Emile Zola. Les conditions de travail sont épouvantables, les ouvriers exploités, mal payés, mal logés, mal nourris. Officiellement 177 d’entre eux, en grande majorité originaires du Piémont et de la Lombardie, perdront la vie dans la galerie, lors d’accidents, de chutes de pierre ou d’explosions incontrôlées.

Mais il faut compter aussi ceux qui mourront plus tard en raison de la malnutrition, de la chaleur régnant dans le tube (près de 35 degrés), de l’humidité, des poussières, de maladies comme la silicose ou d’affections parasitaires. Au total, on estime à plus de 300 les décès liés au percement du tunnel.

Le 27 juillet 1875, une grève est réprimée dans le sang par la milice uranaise: les affrontements feront 4 morts, une dizaine de blessés et treize prisonniers. Une partie des ouvriers reprendront le travail, les autres quitteront la Suisse.

L’hommage des ouvriers
Le 28 février 1880, les deux équipes se rencontrent enfin. Les ouvriers passent par l’étroite ouverture une boîte contenant un portrait de Favre. Une inscription figure au dos de celui-ci. Elle dit ceci: «Qui est le plus digne de passer le premier que celui qui était pour nous un patron, un ami et un père. Viva il Gottardo!»

«Le Gothard: un lien, pas une barrière»
Mario Botta est l’un des plus célèbres architectes de Suisse et ses créations sont présentes dans le monde entier. Mais Mario Botta est aussi Tessinois, donc particulièrement concerné par tout ce que représente le Gothard. Il témoigne.

«Le Gothard ce n’est pas seulement une montagne, c’est aussi une histoire marquée par la traversée des Alpes, un symbole du lien qui existe entre la Suisse et la Méditerranée. Lorsqu’on évoque le Gothard, il y a donc une connotation à la fois géographique, métaphorique, politique et économique. Je m’étonne qu’on n’évoque pas plus souvent ce rôle essentiel. Le Gothard est une articulation géographique cruciale. Bien sûr, le Gothard a souvent été un obstacle dans les relations du Tessin avec la Suisse romande ou alémanique, comme il a pu l’être entre le Nord et le Sud. Mais personnellement j’adore ressentir ce lien entre les sommets et la Méditerranée. Nous sommes avant tout citoyens du monde. Nous vivons une transformation majeure entre culture nationale et culture globale. Par le biais des communications, notre génération vit la globalisation. Il faut voir nos problèmes actuels à travers cette réalité. Le défi du futur, c’est de voir comment l’identité peut se confronter à un monde sans frontières. Mais l’identité, ce n’est pas seulement le passé. Songez à Dürrenmatt, qui met en valeur l’ironie du décalage entre ce qui est local et une Suisse située dans un espace universel. Songez aussi à Jean Tinguely, qui s’empare des déchets industriels produits localement pour les transformer en créations de portée mondiale».

Les mineurs du Gothard, en grande majorité italiens. Unser Gotthard

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