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Musique

La clarinette a chopé un coup de blues

L’an 2015 a été décrété «Année de la clarinette». C’est Lucerne qui s’y colle pour créer l’événement. La Société suisse de musique met également un bus exposition à la disposition des intéressés

  • 1/3 Tout le monde musical encense le son pur de la clarinette, mais à l ‘Ecole de Musique du Jura bernois (EMJB), on cultive son côté ludique voire un peu fou fou. D’où le terme jouer de la clarinette. Augustin Rebetez
  • 2/3 Jacky Milliet en concert. LDD
  • 3/3 Antoine Joly devant le Royal. LDD
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Yves-André Donzé

La clarinette a bien plus le blues que la gueule de bois
Un trille, puis un long et puissant glissando ascendant à la clarinette, et c’est tout l’orchestre qui flamboie. La Rhapsodie en bleu de George Gershwin éclate dans l’univers de la musique aussi sûrement que les cuivres dans Les Planètes de Gustav Holst. Mais la clarinette? Elle se retire peu à peu de nos fêtes, de nos harmonies. Déjà jadis, elle était considérée comme le violon des fanfares. Aujourd’hui, en Suisse, elle a le blues. Et même la gueule de bois face à l’hégémonie des ensembles de cuivres. Même si elle baronne dans toutes les musiques populaires, du trio clarinette-accordéon-contrebasse des événements pain-fromage-viande séchée du Haut Valais, au jazz des rues de Bâton Rouge en Louisiane. Sans compter les musiques juives et tziganes qui marient toutes les femmes des Balkans. Pour corriger le tir, l’année de la clarinette a été décrétée pour redorer le blason de l’instrument. L’Association suisse des musiques va mettre un bus didactique, avec toute la gamme des clarinettes à son bord, à la disposition des écoles et des planificateurs de programmes particuliers. Pour le gros de la fête à la clarinette, c’est Lucerne qui va s’y coller.
L’école de musique de la ville, en collaboration avec la Swiss Clarinet Society, a prévu une journée bien spéciale: le jeudi 14 mai 2015 (Ascension), les scènes du Centre de culture et de congrès de Lucerne (KKL) seront réservées à des clarinettistes de tous âges et de tous les niveaux venus de l’ensemble de la Suisse. Ils sont invités à participer, avec le Jugendblasorchester Luzern (JBL) au concert «Dances in concert», qui sera donné au KKL. Ils auront ainsi la possibilité de jouer en séquences de 15 minutes sur l’une des meilleures scènes de concerts avec un ou plusieurs ensembles de clarinettes ad hoc de leur niveau. Ils pourront aussi se produire avec leur propre formation lors d’un concert en plein air sur l’Europaplatz devant le KKL – une excellente opportunité y compris pour les ensembles de clarinettes des écoles de musique suisses.

Pas facile pour les instruments à vent

«En ce qui nous concerne, nous n’avons rien prévu de particulier», précise Philippe Krüttli, directeur de l’Ecole de musique du Jura bernois (EMJB). «Nous avons un excellent professeur de clarinette, Antoine Joly (voir ci-dessous) , qui donne des classes de clarinette à Renan-Sonvilier. Il est très actif dans la promotion des instruments à vent dans la région», corrige-t-il aussitôt en mentionnant les prestations telles que celle du band des jeunes de Tavannes, où les instruments sont mis en valeur.
Mais Philippe Krüttli est formel: «Ce n’est pas une période facile pour les instruments à vent. A cause d’un effet de mode. La clarinette est un de mes instruments préférés. Dans les harmonies, les fanfares qui ont un registre de bois, ils remplacent les violons. C’est vraiment là qu’il y a un manque», déplore le directeur de l’EMJB. Faisant l’apologie de ce tube en bois à la perce conique à anche simple, il dira simplement de la clarinette, dans le livret présentant l’école, qu’elle quintoie. On peut faire des quintes avec une souplesse extraordinaire, ce qui en fait l’instrument privilégié des jazzmen. De tous les instruments à vent, c’est elle qui possède le plus grand registre de sons. La tessiture s’étend ainsi sur plus des trois octaves, soit 45 notes. L’instrument a été créé vers 1690 par Johann Christoph Denner (1655-1707) à Nuremberg sur la base d’un instrument à anche simple plus ancien: le «chalumeau». La clarinette soprano en si♭b est le modèle le plus commun.

Concerto de Mozart dans la brousse

Cerise sur le gâteau historique de la clarinette, elle est non seulement la préférée de Philippe Krüttli, mais aussi celle de Wolfgang Amadeus Mozart. Son heure de gloire se concentre sur le concerto en la majeur écrit par Mozart peu avant sa mort. Et Philippe Krüttli évoque cette musique utilisée dans le film culte «Out of Africa», de Sydney Pollack, une fresque de l’Afrique coloniale des années 20. «J’adore la scène où des macaques découvrent le concerto de Mozart sur un grammophone emmené en pique-nique dans la brousse par les amoureux Robert Redford et Meryl Streep», sourit-il. En effet, la pureté de la clarinette jure ici avec le gros crémage musical de ce film de 140 minutes.
Les passages de Mozart, livrés en leitmotiv, anticipent le destin des protagonistes, en autant d’instants de pureté, de conscience claire et de lucidité prémonitoire. Et c’est la clarinette qui peut cela. Il faut aller chercher le souffle jusqu’aux tréfonds de ses poumons et prolonger la colonne d’air jusqu’à l’extrémité de l’instrument. La clarinette c’est le souffle, l’âme, la vie, la qualité de sa stabilité. Rien à voir avec le cabotinage, tel celui de cet écrivain de la même époque que le film, déclarant: «Pas une capitale transatlantique où n’aient stridé les clairons, vacarmé les trompettes, tintamarré les buccins, redondé les tympanons de ma renommée libertine». Georges Fourest aurait tout aussi bien pu incarner Woody Allen. Et là, on se retrouve illico dans les bistrots de jazz de Manhattan. Woody Allen y joue de la clarinette une fois par semaine, mais il s’entraîne tous les jours.

Rédemption dans les profondeurs

Là aussi, la clarinette peut servir le roi de l’autodérision. Et ce dernier, avec son orchestre, sert le jazz de la Nouvelle-Orléans, en amoureux transi de Sydney Bechet. Woody Allen sait aussi bien s’épancher tout en blues. La clarinette, dans ce sens, a bien plus le blues que la gueule de bois.
Car la clarinette est l’instrument des grands élans comme des intimes vibrations. C’est valable pour les Benny Goodman comme pour les néophytes. Chaque stade d’acquisition technique a son content de plaisir. Et s’il fallait chercher une rédemption pour cet instrument, c’est du côté de ses ressources, de sa complexité. Mais surtout du côté des profondeurs abyssales. Plutôt que d’explorer les stridences célestes, il y a une tendance actuelle d’aller creuser dans les souffles infernaux. A Bienne, le clarinettiste de jazz contemporain Lucien Dubuis se révèle, depuis des années, l’Indiana Jones de la clarinette basse. Une plongée systématique dans le Graal de l’art.

«La clarinette, elle est distinguée»

Jacky Milliet Le clarinettiste Jacky Milliet, de Porrentruy, compte 20 disques et une renommée internationale bien établie. Quand on lui demande de parler de son instrument, il s’écrie: «Oh mon Dieu!» Une demi-seconde plus tard, il enfourche le thème: «Elle a quelque chose de particulier dans l’étendue de son registre. C’est presque comme un piano, sauf que l’on joue un son à la fois. Et il faut les dix doigts pour le sortir. Le son, il est le plus pur, le plus beau que je connaisse. Le saxophone est plus facile mais la clarinette, je dirais qu’elle est distinguée. Avant tout, elle convient au jazz, surtout au jazz traditionnel. On peut tout jouer, du jazz, de la variété, du folklore suisse.»
 Cela tombe bien car Jacky Milliet parle d’une aventure personnelle de près de 50 années avec son instrument. Et avec des musiciens de renom. «Albert Nicholas, c’était déjà extraordinaire, mais Barney Bigard, c’est le souvenir le plus fort. C’est un grand clarinettiste. Le son de ce monsieur est magnifique, très pur», soupire le musicien.
Evidemment, il y a toutes les légendes du jazz traditionnel avec qui il a improvisé: de Bill Coleman à Claude Luter, de Mezz Mezzrow à Carrie Smith, de Ralph Sutton à Benny Waters. Jacky Milliet ne se prend pas la tête. Pourvu qu’il y ait l’ivresse du son. La clarinette serait-elle proche de la voix humaine? «Mais tout instrument à vent peut être comparé à la voix humaine. Il y a une transmission de souffle qui est primordiale. Il faut apprendre à bien souffler», précise le musicien populaire du New Ragtime Band puis du Jacky Milliet Jazz Band.

«Elle est prête pour la modernité»

Antoine Joly Le professeur de clarinette Antoine Joly, de Bienne, se rend compte lui aussi que son instrument accuse une perte de vitesse dans le panorama musical actuel. «L’année de la clarinette représente un bon coup de pub, heureusement», se réjouit le praticien pédagogue. «C’est une profonde méconnaissance de ce bel instrument parce que l’on peut vraiment tout faire avec elle. Et dans tous les styles de musique, dans la pop, dans les musiques populaires du monde. De plus, elle tient une place prépondérante dans l’orchestre de fanfare», s’exclame l’artiste.
Il explique que c’est le band pop rock style Beatles qui a eu raison des vents. C’est la faute aux DJ’s aussi. «Mais ceux qui découvrent la clarinette se rendent compte qu’elle est justement adaptable aux médias modernes grâce à sa richesse acoustique. Parce que c’est un instrument d’expression très vibrante, mais c’est un instrument, pas une fin en soi. En ce qui me concerne, j’ai découvert la clarinette grâce à une professeure qui a su me la rendre fascinante», s’enthousiasme Antoine Joly. Le prof explique que dans le jazz, elle a eu ses heures de gloire jusqu’au be-bop. Après elle s’est effacée devant le saxophone, plus facile à jouer, et qui s’écarte des principes esthétiques.
«Aujourd’hui, la clarinette basse prend joyeusement le relais de l’intérêt pour la clarinette. La richesse du timbre semble amplifiée par la profondeur du son. Plus le tube est long, plus on peut aller se frotter à des vibrations inattendues. Qui peuvent très bien se marier à la musique électronique. Pierre-André Taillard, par exemple, professeur de clarinette a entrepris en parallèle des recherches pointues sur l’acoustique de la clarinette. Elle est donc prête pour la modernité», conclut le connaisseur.

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