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Réchauffement climatique

Menaces sur les essences actuelles

Les forêts risquent de souffrir fortement de probables périodes de sécheresse

L’économie forestière doit s’adapter rapidement aux prévisions des climatologues pour les prochaines décennies. B. Droz

Blaise Droz

A quoi ressembleront les forêts de demain? Sachant que plusieurs essences vont souffrir du réchauffement climatique, une partie des peuplements actuels sera peut-être détruite à la fin de ce siècle. Certains milieux avancent des solutions de remplacement qui font appel à des espèces américaines et d’autres s’en inquiètent. La comparaison avec le modèle français est éloquente.

Le chercheur Christian Piedallu et plusieurs coauteurs ont publié en 2009 dans la Revue forestière française une étude sur l’impact potentiel du changement climatique sur la distribution de l’épicéa, du sapin, du hêtre et du chêne sessile.
Se basant sur les différents scénarios proposés par les climatologues, ils ont calculé qu’entre 2070 et 2100, avec des réchauffements de l’ordre de 3 à 4,2 degrés par rapport à la période 1961-1990, les surfaces forestières favorables à l’épicéa diminueraient de 92% à 99%. La baisse serait de 80% à 93% pour le hêtre, de 63% à 83% pour le sapin et de 43% à 83% pour le chêne sessile. Des changements de conditions extrêmement fortes et qui sont bien plus que de la simple musique d’avenir pour les forestiers, compte tenu de la longévité des arbres. Les jeunes pousses que les forestiers plantent aujourd’hui arriveront à maturité dans un climat totalement modifié par rapport à celui d’aujourd’hui et d’énormes territoires forestiers risquent d’être totalement chamboulés.
Les forêts suisses s’étendent moins au Sud et moins au Nord que les françaises. En moyenne, elles sont davantage liées au climat montagnard et la sylviculture y est pratiquée de manière plus raisonnée. En conséquence, les données françaises ne sont pas transposables telles qu’elles dans notre pays mais elles indiquent néanmoins une tendance à prendre au sérieux.

 L’Office des forêts du canton de Berne (OFOR) a publié en 2013 ses «Recommandations sylvicoles concernant les essences forestières» dans le contexte du changement climatique. Il y est dit que l’épicéa est le grand perdant du réchauffement et que le hêtre fait également partie des perdants. A elles seules ces deux essences représentent la majeure partie des boisements du Jura bernois. En revanche, le sapin de Douglas, le mélèze et le chêne sessile seront les grands gagnants selon l’étude de l’OFOR. Le Douglas est une espèce très controversée. D’origine nord américaine, ce résineux est très apprécié des forestiers mais redouté des milieux de conservation de la biodiversité. Savoir qu’il est considéré dans certains milieux comme une excellente alternative aux résineux indigènes inquiète ceux qui veillent sur l’équilibre entre toutes les formes de vie sauvage. Christa Glauser, responsable des forêts pour ASPO Birdlife Suisse, insiste sur le fait que cette espèce n’est pas indigène, qu’elle ne fait donc pas partie de nos écosystèmes.

Risque de dissémination

«En outre, seul un nombre très restreint d’espèces (notamment chez les insectes) peut vivre sur et avec les sapins de Douglas. C’est surtout vrai en hiver, quand les espèces qui forment la biodiversité indigène doivent trouver refuge contre le froid», relève la biologiste. La représentante de l’Association pour la protection des oiseaux met le doigt sur un autre aspect encore trop ignoré: «Cette espèce importée pourrait devenir invasive dans certaines conditions.» C’est-à-dire que dans un contexte qui lui serait particulièrement favorable, elle pourrait se disséminer par ses propres moyens et échapper à tout contrôle après avoir été considérée un peu naïvement comme une essence qui ne pousse que si on l’a plantée. «Sachant les efforts qu’il faut consentir pour lutter contre des espèces invasives, ce risque n’est pas à sous-estimer», avertit-elle. Consciente que le réchauffement climatique va fatalement modifier la donne, la biologiste estime qu’il faut explorer d’autres alternatives.
En France, plusieurs sources d’information indiquent que le sapin de Douglas est devenu la première espèce de reboisement. Chez nos voisins, on pratique beaucoup la coupe rase massive suivie de plantations. Le Douglas est devenu très abondant et cultivé en monoculture. Des insectes invasifs d’origine américaine le parasitent et le menacent désormais partout en Europe. En outre, un champignon microscopique ayant la même origine américaine que le Douglas fait des ravages dans plusieurs plantations françaises et ailleurs en Europe. La maladie qui lui est imputable est nommée rouille suisse, parce que sa première apparition en Europe a été constatée dans le canton de Berne en 1926 déjà. A ce tableau déjà sombre, il faut ajouter que les gastronomes français sont bien désolés de constater que les ceps dont ils sont si fiers ne peuvent pas se développer parmi les Douglas. Or, dans une des régions étudiées par les forestiers français, le Pays d’Othe (J-M Gilbert) , 36% de la surface de forêt résineuse est composée de Douglas. Pas étonnant qu’en Suisse, les milieux écologistes s’inquiètent d’entendre ou de lire que le Douglas est un bon moyen de s’adapter au réchauffement climatique.

Des Alpes au Jura

Une autre espèce gagnante du réchauffement est étonnamment le mélèze. Naturellement cantonné dans le milieu alpin d’altitude, il supporte d’être planté en moyenne ou basse montagne. «Son importance sylvicole va s’accroître par des soins appropriés», indique la publication de l’OFOR. Les milieux écologiques ne voient pas tous d’un très bon œil cette espèce liée au climat alpin et qui perd ses aiguilles en hiver. Christa Glauser indique tout de même qu’à choisir, planter des mélèzes hors de ses stations naturelles est mieux que d’opter pour le Douglas. «On manque toutefois encore d’informations», nuance-t-elle. Mais la biologiste insiste sur un autre point. «Il faudrait miser davantage sur les essences à feuilles, quitte à investir dans une industrie du bois réorientée vers le bois de feuillu». La publication de l’OFOR présente le chêne sessile comme l’un des principaux gagnants du réchauffement climatique. Or, le bois de chêne est l’un des plus nobles qui soit, qui de surcroît concurrence très avantageusement les bois précieux surexploités dans ce qu’il reste de forêt tropicale.

Pas tous les oeufs dans le même panier

Informés Responsable de la Division forestière 8 à Tavannes, Renaud Baumgartner (photo Droz) est conscient des problèmes que va poser le réchauffement climatique mais il refuse de céder à la panique. «Nos forestiers ont été informés afin qu’ils tiennent compte des forces et faiblesses de chaque essence lors des martelages. Ils savent que ce serait une erreur de trop miser sur les épicéas, qu’ils ne doivent pas mettre tous leurs œufs dans le même panier et favoriser des peuplements d’essences variées.»
Selon lui, dans le Jura bernois, la conséquence la plus frappante à attendre est que la limite altitudinale de la forêt va s’élever d’environ 1300 mètres à près de 1600 mètres. Pour ce qui est des résineux, Renaud Baumgartner pense qu’il faut «élargir la panoplie au sapin blanc mais aussi au sapin de Douglas et au mélèze, trois essences dont les racines pénètrent le sol plus profondément que celles de l’épicéa, ce qui les protège mieux des sécheresses.»

 Selon le responsable de la Division forestière 8, ce n’est pas le chaud, mais le sec qui menacera la forêt dans les prochaines décennies. Il estime que le sapin de Douglas et le mélèze ne seront pas des ennemis à combattre, à condition de les intégrer dans des forêts mélangées et en évitant toute monoculture. Quant à l’épicéa, il continuera de fournir du bon bois à condition de ne pas en attendre d’énormes diamètres. Pour ce qui est des feuillus, Renaud Baumgartner sait que le chêne va tirer profit du réchauffement, mais dans la chaîne jurassienne, ce n’est pas encore assuré. «Nous ne voulons pas aller plus vite que la musique, il faut être certain que son implantation est possible dans de bonnes conditions. Actuellement, nous suivons une plantation test avec la bourgeoisie de La Neuveville et nous veillons attentivement à l’évolution des plants. De même nous nous renseignons toujours auprès des pépinières pour obtenir des souches adaptées à l’altitude.»

Concrètement, les forestiers de la région agissent par les soins culturaux mais ils misent essentiellement sur la repousse naturelle. Les nouvelles plantations que l’on observe sont surtout voulues par des propriétaires qui visent une production de sapins de Noël. Le rôle des ingénieurs forestiers est également d’être attentifs aux maladies qui affectent certaines essences. Il s’agit bien entendu du bostryche, grand ennemi de l’épicéa mais aussi des maladies fongiques qui affectent les frênes ou les ormes par exemple. «Les pépinières proposent parfois des souches résistantes, qu’il s’agit de tester.»


 

Pro Natura veille au grain

Préoccupation légitime Chargé de missions pour Pro Natura dans le Jura bernois, Alain Ducommun estime qu’il est légitime de se préoccuper de la manière dont la forêt sera gérée en prévision du réchauffement climatique. Mais il note aussi que les relations entre protecteurs de la nature et forestiers sont meilleures aujourd’hui que par le passé et qu’un important virage dans le choix des essences ne se ferait sans doute pas sans concertation préalable. Pour la région jurassienne, il n’est cependant guère favorable à l’implantation de sapins de Douglas. En outre, il est aussi réticent face au mélèze qui, bien que tributaire de stations alpines, n’a aucune raison de supplanter ici les essences locales. «La propagation du mélèze des Alpes vers le Jura n’a rien de naturel!», assure-t-il.
Autrefois, les forêts de l’Arc jurassien comptaient principalement des hêtres. Selon les stations, le sapin blanc trouvait aussi son bonheur, de même que l’érable et tout un cortège d’essences à l’écologie spécifique. «Contrairement à une idée reçue, l’épicéa n’occupait que de rares stations très typées comme les bordures de tourbières et une strate passablement élevée sur la crête de Chasseral»,  explique Alain Ducommun.

Du coup, les milieux forestiers s’inquiètent pour l’avenir de cette essence principalement nordique et montagnarde. Son remplacement semble inéluctable en maints endroits. Les feuillus seront la meilleure alternative et les sapins blancs pourront subsister, voire conquérir des stations qui leur deviendront favorables parce que cette espèce devrait souffrir moins que l’épicéa.

C’est lors de reboisements de compensations que les milieux de protection de la nature et les propriétaires peuvent se trouver en désaccord. Les (déjà anciennes) plantations de sapins de Douglas à Péry qui avaient fermé des lisières auparavant riches en espèces ont été un exemple de l’incompréhension qui régnait alors. «De même, se souvient Alain Ducommun, le dessus d’une galerie couverte de l’A16 à La Heutte avait été recouvert de chênes américains malgré les protestations des milieux de protection de la nature.»

Américain Et le représentant de Pro Natura de rappeler qu’un autre arbre américain est très problématique en Suisse: le robinier faux-acacia. Il est tout spécialement envahissant et destructeur au Tessin (où son éradication n’est plus possible parce qu’elle coûterait une fortune) et dans d’autres régions de plaine, à Genève et Vaud par exemple (deux cantons qui le combattent). Le robinier se révèle terriblement envahissant et dévastateur pour les espèces indigènes qu’il supplante notamment en modifiant la composition des sols. Or, le site en ligne WaldWissen.net introduit son article sur le robinier de la manière suivante: «Pour les uns, le robinier est une néophyte envahissante qu’il convient d’éradiquer de manière aussi cohérente que possible. Pour les autres, il offre une alternative pleine d’avenir en station limite pour le hêtre et le chêne. En France, on rapporte qu’il n’existe guère d’autres essences feuillues capables de produire de telles quantités de bois en aussi peu de temps, et que les excellentes qualités techniques de son bois sont très appréciées.» Le débat sur l’avenir de nos forêts risque de devenir très animé dans une délais très bref puisque la composition des forêts dans un siècle se décide en ce moment.

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