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Bienne

«La règle était simple: tuer ou être tué»

En 1996, âgé de seulement 12 ans, Junior Nzita Nsuami a été enrôlé de force dans une armée de rebelles au Congo. Invité par l’organisation MIR, il parcourt les écoles de la région pour raconter son passé d’enfant-soldat. Rencontre

Depuis sa démobilisation officielle en 2006, Junior Nzia Nsuami, aujourd’hui âgé de 30 ans, s’engage pour venir en aide aux enfants-soldats. Ambassadeur bénévole de l’ONU, il s’est exprimé la semaine passée durant la réunion du Conseil de sécurité, à N.-Y

Didier Nieto

Junior Nzita Nsuami a appris que la guerre était un jeu. A 12ans, il a été enrôlé de force dans les rangs de l’Alliance de Forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL). C’était un samedi de novembre 1996. Le jeune garçon suit des études secondaires dans un internat de Kiondo, au nord-est du pays. Après un match de foot, lui et ses camarades se préparent pour le repas du soir.

Nous étions dans le dortoir quand nous avons entendu les premiers tirs», raconte-t-il. Les assaillants défoncent les portes et emmènent tous les écoliers. «En sortant, j’ai vu que des enseignants avaient été tués», se souvient Junior.

Les enfants sont enfermés dans des camions et conduits dans un centre de formation militaire. Blessés, certains meurent durant le trajet. Le convoi arrive au milieu de la nuit. «Les commandants nous ont dit que nous étions très importants et que nous avions une grande responsabilité: nous étions dans l’armée pour chasser le président Mobutu du pouvoir. Il a dit que nous serions des héros.»

Junior devient un «kadogo», un enfant-soldat en swahili. Réveillées à 3h du matin, les recrues sont contraintes à un entraînement physique intense. Elles apprennent à manipuler des armes, à ramper, à attaquer l’ennemi. «L’école de la violence», résume l’ancien soldat.
Face aux coups et à la brutalité des adultes, le kadogo est seul. «Je ne faisais confiance à personne, même pas aux autres enfants. Tout le monde avait peur.» Fuir n’est pas une option.

«Certains ont essayé. J’ai vu la punition qu’ils ont reçue», explique-t-il. Dans le camp, des enfants sont torturés, d’autres violés. Junior songe plusieurs fois à se suicider. Porté par la foi, il y renonce pour, un jour peut-être,  éviter à d’autres enfants de connaître le même sort que lui.

A la fin de la formation militaire, les kadogo doivent passer une cérémonie initiatique, le «Mayi-Mayi». Les commandants leur tatouent la peau avec des lames de rasoir. Ces scarifications sont censées les protéger des balles et les rendre invincibles. En racontant cet épisode, Junior relève sa chemise et montre les cicatrices qui parsèment sa poitrine.

«Je n’avais pas le choix»

Junior est envoyé au front quelques mois après son enlèvement. A Baraka, au nord duCongo, l’AFDL affronte l’armée gouvernementale de l’ex-Zaïre. Les kadogos sont aux avant-postes, «comme de la chair à canon». S’ils tentent de déserter, ils sont abattus par leurs commandants. Au cœur de la bataille, Junior tire. Et tue.

«J’étais conscient que mes victimes ne m’avaient rien fait et que je détruisais mon pays. Cela me rendait triste. Mais je n’avais pas le choix. C’était tuer ou être tué. Et c’est rapidement devenu un jeu.»
Ce jeu devient une routine quotidienne, un geste aussi banal que «d’acheter des légumes au marché», reconnaît-il. «Les enfants de 12ans sont très manipulables. Les commandants nous traitaient comme des héros en revenant du combat.»
Au pouvoir depuis 1965, Mobutu Sese Seko est renversé en mai 1997.

Malgré la fin du conflit, Junior n’est pas libéré. La deuxième guerre du Congo éclate en 1998. Le kadogo, qui vient de fêter son 13e anniversaire, est à nouveau envoyé au combat. Suite à une embuscade, il est capturé par des soldats ennemis. Il est retenu prisonnier et torturé dans le camp des rebelles. Un des soldats l’oblige à manger de la viande de corbeau pour vérifier si elle est dangereuse pour l’homme. Envoyé chercher de l’eau à un puits avec deux autres détenus, Junior réussit à s’échapper en tranchant la gorge du gardien.

Alors que la fin de la guerre approche, Junior se lie d’amitié avec des enfants civils. Il fait la connaissance d’une fille, à qui il cache son statut de soldat pour ne pas l’effrayer. Ces rencontres lui font entrevoir l’existence d’une vie normale et la possibilité d’aller à l’école «comme tous les enfants de mon âge».

Lent retour à la vie civile

En 2000, un colonel lui offre la possibilité de poursuivre sa scolarité. Ce retour à la vie sociale ne se fait pas sans accroc. «En tant que kadogo, j’ai appris à répondre avec la violence. C’était un réflexe», explique-t-il.

Junior dort toujours dans une caserne de Matadi, au sud du pays. Mais il vit dans une situation précaire. En octobre 2001, un couple de la région le prend sous son aile et lui offre un cadre de vie stable pour la suite de ses études. Quatre ans plus tard, le kadogo obtient un baccalauréat en Sciences techniques sociales.
Grâce aux efforts de l’ONGCIDR, Junior est officiellement démobilisé en avril 2006, près de dix ans après avoir été forcé d’intégrer l’AFDL. «L’un des plus beaux jours de ma vie, j’étais à nouveau libre», se rappelle-t-il.

Dès son retour à la vie civile, Junior s’engage en faveur des enfants victimes de la guerre, en particulier ceux qui ont été kadogo. En 2010 il fonde l’association «Paix pour l’enfance» (voir encadré). «Les kadogos sont des dangers publics. Le plus important est de les aider à soigner leurs traumatismes. Ce doit être la priorité», explique-t-il, ajoutant que les anciens soldats sont «souvent victimes de discrimination car ils sont considérés comme des bourreaux. C’est faux. Ils sont des victimes de la guerre comme les autres.»

Témoignage écrit

Pour combattre ce préjugé, Junior a écrit «Si ma vie d’enfant-soldat pouvait être racontée» (Editions du Parc), ouvrage dans lequel il raconte son passé militaire. «Mon enfance a été volée au profit de conflits politiques. On me confia une Kalachnikov à la place d’un cahier, des cartouches à la place d’un stylo et une grenade à la place d’un ballon», écrit-il.

Junior est aujourd’hui âgé de 30 ans et vit à Kinshasa, la capitale du Congo. Il n’a jamais suivi de thérapie pour soigner ses traumatismes causés par la guerre. Mais il sait qu’il en a besoin. Neuf ans après avoir quitté l’armée, il avoue souffrir d’insomnies ou faire régulièrement des cauchemars. Ses larmes coulent à l’évocation de ses parents et de ses frères et sœurs. Il élude poliment le sujet.

Dans la dédicace de son autobiographie, Junior demande pardon à tous ceux à qui il a causé du tort avec l’arme qu’on lui a fait porter. «Je ne ressens pas de culpabilité par rapport à mon passé. Mais beaucoup de regrets», souffle-t-il.
Selon l’ONU, il y a actuellement environ 300000enfants-soldats dans le monde.

Junior a été contraint de se battre lors des deux guerres du Congo. LDD

De Kinshasa à Bienne en passant par New York

Paix pour l’enfance  Depuis sa démobilisation en 2006, Junor Nzita Nsuami s’engage en faveur d’enfants défavorisés. Il a fondé en 2010 l’association «Paix pour l’enfance». Basée à Kinshasa, elle apporte un soutien matériel et moral aux enfants qui vivent dans la rue. Elle les aide aussi à intégrer le système scolaire. Composée essentiellement de bénévoles, elle vient en aide et loge 92 enfants actuellement.

MIR  L’ancien kadogo est arrivé à Bienne la semaine passée. Il a été invité par l’organisation Mouvement international de la réconciliation (MIR) dans le cadre d’une série d’événements liée à l’histoire du mouvement pacifiste en Suisse. En tournée européenne jusqu’au mois de juin, Junior donnera plusieurs conférences dans des écoles de la région. Les enseignants intéressés par sa venue dans leur classe peuvent contacter MIR sur le site. www.ifor-mir.ch.

Autobiographie  Avec «Si ma vie d’enfant soldat pouvait être racontée», Junior entend montrer qu’il est possible de mener une vie normale malgré le passé de kadogo. «Je ne suis pas une référence, mais je peux servir d’exemple et inspirer les autres», espère-t-il. Les ventes du livre  servent entièrement à financer les projets de l’association «Paix pour les enfants». L’ouvrage peut être commandé sur le site de MIR. Le livre a déjà été traduit en espagnol. Une version allemande devrait prochainement voir le jour.
 
ONU
  Avant d’arriver à Bienne vendredi passé, Junior Nzita Nsuami était à New York, invité par l’Organisation des Nations Unies. Il a évoqué la question des enfants-soldats dans le monde avec le secrétaire général Ban Ki-moon. Junior est ambassadeur bénévole de l’ONU. Il a refusé un poste rémunéré pour se consacrer à son association.

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