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Lecteur-Reporter

Il a rêvé New York à bord d’un cargo

Le Biennois Antoine Rubin nous livre ses impressions après 13 jours de traversée.

Après 13 jours de traversée, le cargo arrive à New York, la «grosse pomme, avec ses buildings arrogants qui surgissent de nulle part». Photo: Antoine Rubin

Rappel des faits:
Antoine Rubin, écrivain biennois et diplômé d’anthropologie culturelle et sociale, a reçu une bourse de séjour pour New York. Après la préparation du voyage, il raconte la traversée de l’Atlantique à bord d’un cargo. Impressions. 

Antoine Rubin

Tout avait pourtant bien commencé. Au mess, là où les repas sont servis, je m’assieds à la place qui m’est réservée. A la table voisine, les officiers palabrent entre eux en roumain. Le reste de l’équipage, sri lankais, lui, mange dans une autre salle, et d’autres mets encore, poissons et currys, tandis que nous, les Occidentaux, nous lapons notre soupe à la patate. Un homme en polo arrive pour prendre son déjeuner. Les officiers se taisent pendant que l’homme se présente, ou plutôt administre une simple information qui n’appelle pas de réponse.

Je suis le capitaine. Puis il va s’asseoir, et me laisse au silence de mes couverts esseulés. Nissanka, qui s’occupe du service, m’annonce que je ne serai pas seul bien longtemps. Deux autres passagers doivent arriver dans l’après-midi, juste avant que nous quittions Fos-sur-Mer. Alors que le capitaine sort de table, seul maître à bord, je me risque à la question de coutume. Tout se passe en anglais. Capitaine, est-ce que j’ai le droit de monter sur la passerelle (le poste de commandement)? Il me toise un peu. Si vous n’interférez pas, alors oui.

Rencontre
Je fais la connaissance des deux autres passagers, Lionel, un Toulousain qui démarre un tour du monde d’une année, et Svetlana, une Ukrainienne curieuse d’aventure et basée à Paris. Pour tous deux, c’est leur première traversée en cargo. Un peu déboussolé par le manque d’informations, je me fais guide, aguerri par ma petite expérience de voyageur des mers. Le soir, c’est le grand départ. Nous sommes postés sur le «monkey bridge», promontoire d’observation qui se situe de part et d’autre de la passerelle. Les grues se sont repliées au-dessus de nous, leurs projecteurs dansent sous le mistral, et il y a encore le hululement des dernières sirènes qui va se perdre dans la nuit. Les hommes en contrebas, minuscules, relâchent la bête des amarres qui la ligotent à la terre. Je n’avais alors pas entendu le capitaine et le pilote arriver dans mon dos. Le capitaine m’apostrophe vertement, et d’un mouvement sec du bras, me fait signe de disparaître. Il n’y a pas de place pour les passagers ici! Je ne discute pas. C’est la dernière parole qu’il m’adressera de tout le voyage.

La puissance de la mer
La mer, enfin. Immense et bleue, et qui fait s’évanouir toutes les vexations. Le bateau est grand, énorme même, mais pourtant on la sent qui vient frapper contre la coque et nous faire rouler doucement. On la sent venir nous rendre infimes face à sa puissance. Je m’endors aussitôt, bercé par les flots, tout comme si je dormais contre une poitrine qui se soulève et s’apaise. Une respiration continue.  Treize jours de traversée jusqu’à New York. Réveil tous les matins à 7h, car les repas sont à heure fixe. J’apprends à ma grande surprise que l’alcool est interdit pour les marins durant toute la durée de leur engagement. Je le découvre en voyant Nissanka se faire suspecter d’avoir bu lors d’une escale. Je comprends pourquoi l’ambiance me semble si morose et distante. De l’équipage, il n’y aura guère que Nissanka justement, et le troisième officier pour me parler un peu, encore que ce dernier se tait soudainement chaque fois que le capitaine apparaît. Décidément.

Je me réfugie dans l’écriture et la lecture. Ici, le temps se dilate. Il y a autant d’espace que le ciel est en mesure de l’offrir. Deux jours après le départ, nous faisons escale à Barcelone. Nous tentons un débarquement de quelques heures avec Lionel. La statue de Christophe Colomb indique ma destination, son doigt pointé vers le Nouveau Monde. Nous traversons aussi les Ramblas, noires de monde, et qu’une énième terreur viendra endeuiller deux semaines plus tard. Le jour d’après, c’est Valence. Dans le bus qui nous emmène en ville, nous retrouvons quatre marins du Coral qui rentrent à la maison après de longs mois de travail. Ils sont joyeux comme jamais je n’ai vu d’hommes, se tapent dans le dos, font de grands gestes en direction du bateau et qui veulent dire: allez ouste, loin de moi tout ça, disparais de ma vie, c’est la vie qui recommence enfin. Leur joie est communicative sous le cagnard d’Espagne. Il n’y a désormais plus d’arrêt jusqu’à New York.

Carrefour des continents
Quelques apparitions de la Terre quand même: le détroit de Gibraltar, cet étrange carrefour des continents. D’un côté, il y a l’Afrique aux rochers nimbés de brume, et de l’autre l’Europe. En face, c’est l’Amérique avec le vent qui souffle si fort que j’ai de la peine à me tenir debout. Il y aura encore les Açores, une consolation au milieu de ce paysage invariable, archipel lointain auquel j’arriverai à voler une petite barre de réseau pour écrire un dernier message à ceux que je laisse derrière moi.

Et voilà que c’est le grand bleu maintenant, le vide infini de l’Atlantique. L’absence qui reprend ses droits. Le bateau chevauche interminablement les vagues, comme une carriole fatiguée. Nous avançons à 18 nœuds, soit une trentaine de km/h. Le ciel, l’océan et le vent. C’est tout ce qui compte désormais. Il faut se nicher dans les détails: les couleurs changeantes, quelques dauphins qui jouent avec l’écume, et le grincement continu du métal qui est une plainte. Chaque jour, je vais mesurer notre avancée ridicule sur la grande carte marine.

Finalement, nous revoyons la terre, comme par miracle. New York est là avec ses buildings arrogants qui surgissent de nulle part. Mais la machine a subi une avarie. Elle ne veut plus avancer. Nous perdons notre place au port et devons jeter l’encre dans la baie en attendant que les mécaniciens réparent la pièce qui a cassé. New York me nargue pendant deux jours. Durant ce temps, il faut nettoyer toutes les cabines et faire disparaître les traces de nourriture pour les douanes américaines. Il y aura inspection. Quand, soudain, nous pouvons enfin y aller! Passer encore sous le pont Verrazano, longer Brooklyn et remonter l’Hudson jusqu’au port du New Jersey. Accoster.

Dans un couloir du bateau, l’équipage au complet est en file d’attente pour montrer son visa aux officiers qui viennent de monter. Il y a des têtes que je n’ai jamais vues. La plupart sont plus jeunes que moi. On dirait une classe avant une interro surprise. Je montre moi aussi mon passeport aux baillis. De mauvaise grâce, ils me laissent débarquer. Je chancelle un peu quand je repose pied à terre après tous ces jours de mer.

Alors New York, qu’est-ce tu réserves?

 

Un géant du transport maritime:
Leader mondial
La multinationale qui exploite le navire sur lequel je me trouve est la CMA CGM, un des leaders mondiaux du transport maritime. Selon son site internet, elle possède 489 navires, a transporté plus de 15 mios de containers en 2016 et réalisé un chiffre d’affaires de 16mrds de dollars. Le cargo n’a qu’une seule fonction: être au service de l’économie globale. Il est  sa matérialisation physique. Paradoxalement, lorsqu’on se retrouve à bord en pleine mer, on se rend vite compte que c’est un espace un peu en dehors du monde, un petit hameau autarcique de 20personnes séparées du reste de l’univers par des montagnes d’eau, des étendues infinies. Au beau milieu de l’océan,  tout l’enjeu pour la compagnie est de pouvoir recréer les bases d’une micro-société entièrement tournée vers la performance et la rentabilité. Et qui donc ne permet ni la contestation, ni les prétentions individuelles, c’est-à-dire tout ce qui pourrait entraver ou mettre en péril sa bonne marche.

Exclusivement masculin
Pour ce faire, la vie à bord est organisée selon un schéma militaire. C’est une société de classe, essentiellement masculine, où chacun est assigné à un rôle et un rang très précis. De plus, l’équipage est souvent d’une autre nationalité que celle des officiers. En général d’un pays plus pauvre, ce qui permet d’engager de la main-d’œuvre à meilleur prix et de justifier des conditions de travail différentes. Sur le Coral, les Sri Lankais sont engagés pour 7, 8 et même 9 mois de travail consécutif, contre 3 ou 4 pour les Roumains. Et inutile de rappeler qu’on ne retourne pas auprès de sa petite famille le soir après le boulot. Il existe bien aujourd’hui une connexion internet à bord, mais elle est payante et à un prix prohibitif. Le nombre de personnes réduit au minimum, il n’y a pas vraiment de jour de repos. Quant aux horaires, ils doivent s’adapter en fonction du parcours et des imprévus, à savoir tout le temps. Que ce soit la nuit, ou le jour, la semaine ou le week-end, il y a toujours quelqu’un qui travaille. D’où l’expression «navire usine». Enfin, c’est un des métiers les plus dangereux du monde. L’exposition aux accidents y est quotidienne. Les marins, ce sont ces prolétaires contemporains. Particulièrement exploités, contrôlés. Et isolés.

Un ciel de toutes les couleurs immortalisé depuis le pont du cargo. Photo: Antoine Rubin

 

 

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