Vous êtes ici

Abo

Lecteur-reporter (3)

«Dans l’envers du décor»

Au bénéfice d’une bourse de séjour accordée par le canton de Berne, Antoine Rubin a passé six mois à New York. Il raconte ses impressions et son vécu dans la ville qui ne dort jamais.

New York compte de nombreux parcs. Ici, celui de la Public Library, un soir d’été.

Texte et photos Antoine Rubin

Rappel des faits:
Antoine Rubin, écrivain biennois et diplômé d’anthropologie culturelle et sociale, a fait partager aux lecteurs du JdJ la préparation de son voyage, puis sa traversée de l’Atlantique à bord d’un cargo. Aujourd’hui de retour, il raconte son séjour dans la Grande Pomme.

«Bienvenue dans le Far-West!», m’a annoncé d’emblée Linda Geiser, avec cette façon bien à elle, à la fois charmante et tranchée. Linda Geiser, c’est la propriétaire de l’immeuble qui accueille les artistes bernois et zurichois en résidence. Actrice suisse bien connue du côté alémanique, elle habite New York depuis les années 60. «Mais tu dois être fatigué» et après m’avoir montré mon appartement, elle m’a laissé atterrir avec un verre de chardonnay américain.

Je viens d’arriver à East Village, un quartier aujourd’hui bien en vue de Manhattan. Les immeubles n’y sont pas trop hauts, quelques étages à peine, à cause de la composition des sols qui empêche de faire émerger de la terre ces gratte-ciel qui fleurissent un peu partout ailleurs. Alors, il y a vraiment ici une ambiance de village.

Tout a bien changé
La «Red House» où je m’installe est un ancien logement ouvrier. Un «tenement» construit au début du siècle dans un quartier qui accueillait une population laborieuse et précaire d’origine européenne. Avant de devenir par la suite un repère de beatniks, puis de hippies, de punks et de squats.

Aujourd’hui, tout a bien changé. La gentrification dévorante a opéré ses mutations radicales au cœur de la ville et continue de ronger ses périphéries en repoussant toujours plus loin les populations les plus modestes. Il faut désormais aller loin dans Brooklyn, dans le Queens ou dans le Bronx pour trouver ces espaces en friche qui ont vu naître l’effervescence artistique et que l’on retrouvait à East Village jusque dans les années 80 ou même 90. Et s’il reste encore quelques vestiges de la bohème des décennies dernières, c’est par reliquat plutôt que par économie.

Transition verte et bobo
Mais le charme continue d’opérer et une conscience politique s’est développée au sein de ses habitants. Elle a permis de conserver quelques îlots contre la cherté et l’avidité immobilière. Un peu partout, des jardins de quartier ont émergé. On y fait pousser des légumes, mais on s’y retrouve surtout pour partager un peu de cette vie de voisinage. Une projection en plein air, un concert. Une petite transition verte a donc vu le jour, même si elle est résolument bobo.

Symboliquement, l’Europe ne semble pas si loin, plus proche parfois que certaines bourgades du Midwest. Pas trop quand même, parce que lorsque je vais apporter mon compost une fois par semaine au marché fermier et que je traverse les rues avec mon sac de déchets verts, j’affronte les moqueries et les narines plissées. Qui croyait que mon habitude de bon Suisse deviendrait ici un geste militant?

Un air tropical
En été, il fait une chaleur du diable. On entend souvent parler des hivers new yorkais, mais peu de ses étés bouillants. Les plaques d’égout semblent fumer, les terrasses sont bondées, et partout dans les cours intérieures, le grondement des climatiseurs qui ne me quittera plus pendant de longues semaines. Parfois, j’en viens à imaginer le bruit d’une cascade d’eau, juste là derrière ma fenêtre, et alors mon appartement prend un air tropical avec le hululement constant des sirènes dans la nuit.

Les mois passent, je passe du temps avec les autres artistes en résidence ou d’autres artistes et étudiants qui gravitent autour de ces cercles-là. Des New Yorkais pure souche, je n’en rencontrerai finalement pas beaucoup. Mais ça, c’est une idée de touriste que de vouloir rencontrer les locaux à tout prix. Et dans une ville globale comme New York, on se rend très vite compte que c’est une notion bien relative et que les attaches vont s’agripper aux quatre coins du monde. Dans le dédale du métro, on me demandera plus d’une fois son chemin avec un accent américain bien meilleur que le mien.

Un vrai défi
L’offre culturelle est vertigineuse. Parfois il y a tellement de choix qu’il est difficile de se décider à sortir. L’écriture est une affaire de solitude aussi. En tant qu’écrivain, j’affronte ici un défi. C’est comme de se retrouver dans l’envers du décor. Tant de films y ont été tournés – et continuent de l’être, comme je le constate toujours –, tant de livres y choisissent ses rues pour intrigues, tant de groupes mythiques y ont joué que j’ai l’impression que tout a déjà été dit, écrit, raconté. Evidemment, il y a toujours une manière neuve d’aborder les choses, mais il est étrange de se retrouver soudain plongé au sein de ces images qui peuplent l’imaginaire depuis l’enfance.

Le cliché trouve ses fondements dans un réel bien perceptible. Et difficile de ne pas en reproduire, du cliché. Alors, après des semaines de quadrillage et de découverte, je prends mes marques moi aussi, des habitudes de promenades précises. Les notes et les textes s’amassent. L’automne s’installe, avec cette lumière particulière sur les façades de verre et d’acier.

Dans les archives numérisées d’Ellis Island, je retrouve la trace supposée de ce grand-oncle disparu. Le 23 novembre 1920, un certain Fernand Rubin a débarqué à New York à l’âge de 25 ans. Il a voyagé à bord de «La Savoie» en provenance du Havre, en France. Dernier lieu de résidence: Saint-Imier, Switzerland. Le registre indique même qu’il serait parti rejoindre d’autres natifs du Vallon à Mount Pleasant, dans le Michigan. Les recherches continueront sur Internet, à coups de message Facebook envoyés à des inconnus portant le même patronyme et indiquant vivre dans cette petite ville. Curieuse époque.

Ensuite, quelques incursions de l’hiver, timides et sous forme de pluie. Enfin, le froid polaire qui est descendu du Canada. Et alors là, dans les rues enneigées avec le vent glacial qui s’engouffre à tout-va, j’ai eu l’impression que les buildings étaient un groupe de manchots serrés les uns contre les autres pour se tenir chaud.

Comme toujours, ça se précipite vers la fin. Six mois, ça passe vite et lentement à la fois. Assez lentement pour avoir l’illusion d’une routine, trop vite pour ne pas avoir le temps de s’installer totalement. Avant tout, il s’agissait de travail, et entre mille projets, j’ai bâti des textes que je continue d’écrire ici en Suisse.

Oui, j’oubliais. Entre-temps, je suis rentré. Reconnaissant d’avoir pu bénéficier de ce séjour et d’avoir pu partager ces quelques nouvelles avec les lecteurs du Journal du Jura.

 

Linda Geiser, témoin extraordinaire d’une folle époque:

Pendant 36 ans, Linda Geiser a accueilli les artistes bernois et zurichois en résidence.
Je fais partie des dernières volées d’artistes du canton qui ont eu l’opportunité de résider dans la Red House. Linda Geiser, avec ses 82 ans, prend une retraite bien méritée, après avoir accueilli les artistes bernois et zurichois pendant 36 ans. Le petit immeuble sera vendu pour l’automne 2018. Elle y a vécu depuis 1963. Témoin extraordinaire d’une époque, elle me raconte comment elle a trouvé son appartement, par bouche-à-oreille, et qu’elle louait alors pour 35 dollars le mois.

L’espace du rez, qui accueille aujourd’hui un grand atelier, était autrefois un bar de policiers. «Ils buvaient et écoutaient de la musique toute la nuit. Quand je descendais pour leur dire de faire moins de bruit en menaçant d’appeler les flics, tout le monde riait aux éclats» rigole-t-elle encore aujourd’hui.

«Pas loin, j’allais écouter un jeune humoriste qui n’arrêtait pas de se plaindre de sa mère. C’était Woody Allen. Au coin de la rue, Bob Dylan jouait et chantait. Ils étaient à leurs débuts. Personne ne les connaissait encore vraiment.»

Celle qui a été à l’école avec Mani Matter était aussi amie avec Dürrenmatt et Max Frisch, qui se tenait précisément là où j’aimais bien aller écrire, dans la cour intérieure. «Ils ont tous disparu aujourd’hui», me chuchote-t-elle, avant de se redresser, pleine d’énergie et bien décidée encore à ne pas faire de ses souvenirs une nostalgie.

Articles correspondant: Région »