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Johann Schneider-Ammann

«Les conditions-cadres à l’Etat, le reste aux privés»

Alors que l’industrie retrouve des couleurs après deux années difficiles, le SIAMS ouvre ses portes aujourd’hui à Moutier. Le conseiller fédéral devait participer à l'inauguration, mais il en est empêché par une grippe. Dans l’interview qu’il a accordée au JdJ, le chef du Département de l’économie, de la formation et de la recherche défend sa vision libérale de l’économie et veut faire de la Suisse un leader dans le domaine de la digitalisation.

Avant sa venue au SIAMS, le conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann s'est confié au JdJ. Susanne Goldschmid

Par Pierre-Alain Brenzikofer et Philippe Oudot

En ce jour d’inauguration, le SIAMS aurait dû recevoir un hôte de marque en la personne du conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann, chef du Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche (DEFR). Mais étant grippé, il a dû se décommander. Avant l'ouverture du salon, ce dernier a reçu Le JdJdans son bureau au Palais fédéral pour une interview.

Monsieur le conseiller fédéral, que représente le SIAMS pour vous, qui êtes ministre de l’Economie et ancien entrepreneur?
Toutes les expositions industrielles sont avant tout des plateformes permettant aux industriels de faire le point sur l’innovation. J’en ai fait personnellement l’expérience et j’ai pu constater ainsi, au fil des ans et des éditions, la direction que prenait l’innovation. Il en ira forcément de même au SIAMS. Il existe une saine concurrence entre les entreprises, qui sont dans l’obligation constante de se sublimer. C’est ce qui fait la valeur de ces expositions.
Cela dit, derrière les machines, on peut aussi découvrir l’humain. Le patron inventeur, le fils (ou la fille) qui va reprendre l’entreprise. Comme conseiller fédéral, je n’aurai pas forcément le temps de m’arrêter à chaque stand. Mais chaque entrepreneur ou visiteur qui saisira cette chance trouvera au SIAMS une mosaïque exceptionnelle, lui permettant de découvrir le futur de nos PME.

La région de l’Arc jurassien a beaucoup souffert de la crise consécutive à l’abandon du taux plancher, en janvier 2015. Au printemps 2016, la Chambre d’économie publique du Jura bernois avait appelé la Confédération à prendre des mesures dans le domaine de l’assurance chômage, notamment la prolongation du délai cadre, la possibilité de faire travailler les maîtres d’apprentissage, entre autres, mais vous n’étiez pas entré en matière. Pourquoi?
Le Conseil fédéral n’est pas resté passif: il a réagi à l’abandon du taux plancher avec des mesures ciblées, qui avaient déjà fait leurs preuves durant le précédent choc du franc fort, en 2010/2011. Il a notamment introduit la réduction de l’horaire de travail pour cause de franc fort et réduit le délai d’attente. En tant qu’ancien industriel et ancien président de Swissmem, je connais très bien le monde de l’industrie suisse, y compris celui de l’Arc jurassien – ce qui me permet de bien évaluer les sollicitations qui me sont adressées. A l’époque, j’avais notamment pris connaissance du projet de Daniel Bloch et des gros investissements dans la construction de son nouveau Centre Visiteurs Chez Camille Bloch, à Courtelary. Pour moi, voir ce jeune entrepreneur à ce point confiant dans le succès de son projet a été un signal fort qui m’a conforté dans mes décisions.

Mais le secteur industriel a beaucoup souffert des conséquences du franc fort…
Certes, la décision de la Banque nationale suisse (BNS) d’abandonner le taux plancher a posé de gros problèmes, mais trois ans plus tard, je suis fier de constater que la Suisse a, dans son ensemble, bien résisté au choc. Les entrepreneurs ont su réagir et trouver les moyens pour se défendre face aux concurrents et surmonter tous les obstacles. Les entreprises ont réussi à mieux se profiler et sont finalement sorties renforcées de cette épreuve grâce à leur capacité d’innovation. Je suis persuadé que la région industrielle de Bienne et du Jura bernois est aujourd’hui plus attractive et mieux positionnée qu’avant. Au SIAMS, je compte bien féliciter les entrepreneurs que je vais rencontrer pour leur courage et leur engagement et pour avoir osé prendre des risques afin d’assurer l’avenir de leurs entreprises.

La situation dans l’industrie s’est nettement améliorée, avec des entrées de commandes en forte hausse, grâce notamment à un meilleur équilibre entre les monnaies. Pourtant, Swissmem, qui est l’association faîtière de la branche des machines, a récemment dit qu’une entreprise sur deux ne dégageait pas des marges suffisantes pour pouvoir investir et rester compétitive. Comment analysez-vous cette situation? Où se situe le problème?
J’ai été durant de longues années président de Mikron. Si on souhaite s’attaquer à de nouveaux marchés, il faut disposer de beaucoup de moyens et de temps. Or, une entreprise sur deux n’est pas en mesure de viser seule de pareils objectifs. Il fut un temps où je nourrissais l’idée de réunir Mikron avec Tornos et Feintool pour constituer une force de frappe en matière de synergies. Je n’ai pas réussi, mais on aurait ainsi économisé du temps et de l’énergie, sachant que les clients sont à peu près les mêmes. Hans Hess, mon successeur à la tête de Swissmem, est d’avis que mieux vaut réaliser quelque chose en commun de manière à pouvoir rester sur un marché plutôt que d’investir en solitaire dans le marketing pour conquérir de nouveaux pays… et de constater trois ans après qu’on n’avait pas la force de s’y imposer. Je suis d’accord avec lui.

Aujourd’hui, la plupart des grands pays industrialisés comme les USA, l’Allemagne ou la France, entre autres, ont une véritable politique industrielle et soutiennent d’une manière ou d’une autre les entreprises pour les aider dans leur processus de transformation lié à la digitalisation des moyens de production. Il n’y a rien de tel en Suisse…
Vous avez raison, nous n’avons pas une politique industrielle à la française. En Suisse, l’Etat s’engage pour assurer de bonnes conditions-cadres, tout le reste, c’est l’affaire des privés. Mais je vous pose la question: quel est le meilleur concept? Garantir, comme chez nous, des conditions-cadres pour que le secteur privé puisse se développer – ce qui permet à notre pays de bénéficier d’un quasi-plein-emploi, sans chômage des jeunes? Ou avoir un Etat qui intervient partout, qui se mêle de diriger les plus grandes industries – et de manière politique – avec des résultats qui sont beaucoup, beaucoup plus modestes que les nôtres? Fin 2017, la France avait 9,6% de personnes à la recherche d’un emploi, selon les statistiques de l’OCDE, alors que la Suisse n’en avait que 4,7%. Eh bien, je n’ai pas l’intention de changer…

Mais dans les PME, beaucoup d’entrepreneurs vous reprochent une politique très libérale, peut-être même ultralibérale, sans prendre en compte leurs besoins concrets, leur réalité quotidienne. Ils se sentent un peu abandonnés. Comprenez-vous ce sentiment?
Je me réjouis de rencontrer ces entrepreneurs à Moutier – j’ai d’ailleurs demandé à ce qu’on m’organise une rencontre avec eux. En matière de soutien à l’industrie, nous avons l’Agence suisse pour l’encouragement à l’innovation Innosuisse – l’ancienne Commission pour la technologie et l’innovation. Nous disposons bel et bien de moyens pour financer ou cofinancer des projets d’entreprises en collaboration avec des instituts de recherche.

Mais ce que reprochent ces patrons de PME, c’est que ces moyens sont peut-être à disposition, mais ils s’adressent aux grandes entreprises, et eux-mêmes n’y ont pas accès…
Non, c’est faux. C’était peut-être le cas autrefois, quand des géants comme ABB ou Sulzer absorbaient quasiment tous ces moyens. Mais ce ne l’est plus aujourd’hui! Nous avons apporté les corrections nécessaires, et les moyens engagés sont surtout à disposition des PME. 75% des entreprises qui participent à des projets d’innovation sont des PME. Mais plus qu’à une politique industrielle de l’Etat, je crois à la responsabilité des entrepreneurs, à leur capacité d’innovation et à la collaboration avec des partenaires. Quand j’étais encore entrepreneur, j’ai moi-même collaboré avec d’autres collègues pendant de longues années, et avec succès. Toutefois, pour que ce succès perdure, l’entrepreneur doit être sous pression, il doit se montrer flexible et faire confiance à ses partenaires. C’est bien plus efficace qu’une aide financière de l’Etat, car le risque, c’est qu’il se retire quand vous en auriez justement besoin. Cela dit, chaque situation est particulière et j’admets que dans certaines circonstances, l’Etat aurait pu jouer un rôle plus fort, mais ce ne sont là que des exceptions.

Mais concrètement, quels sont les moyens à disposition des PME?
Hormis l’organisation publique Innosuisse, il faut avant tout des initiatives privées. Nous avons par exemple travaillé pendant un an pour créer la Swiss Entrepreneurs Foundation qui est sous mon patronage. Ce projet repose sur deux piliers: une fondation qui vise à rendre la Suisse plus attractive pour les start-up et un fonds constitué de moyens privés. L’objectif est de le doter de 500 millions. Il dispose déjà de 300 millions promis par les partenaires principaux, la Mobilière, UBS et CS. Ce dernier a pour objectif de financer des start-up prometteuses au moment où elles arrivent à la phase d’industrialisation.
Une phase critique, qu’on qualifie de Death Valley, ou vallée de la mort. Jusqu’à présent, les entrepreneurs, les innovateurs qui arrivaient à cette phase étaient quasi condamnés à se tourner vers l’étranger, spécialement la Californie, pour trouver les financements nécessaires, franchir cette vallée de la mort et poursuivre leur aventure industrielle. Avec cette Swiss Entrepreneurs Foundation, je veux permettre à ces start-up de se financer ici, afin de créer les places de travail chez nous. C’est une contribution au succès de notre industrie et de notre économie.

La Suisse a peut-être un excellent système de formation, mais elle manque cruellement de spécialistes pour assurer le passage à la digitalisation de l’économie. L’Etat n’a-t-il pas péché par manque d’anticipation?
L’an dernier, lors de la dernière séance du Conseil fédéral avant les vacances d’été, j’ai demandé un crédit pour les années 2019-2020, avec l’idée d’investir dans la recherche et pour la formation continue. Le Conseil fédéral a soutenu le plan d’action élaboré par mon département. En vue de sa mise en œuvre, le DEFR prévoit un investissement global de 200 millions de francs. Deux tiers des mesures seront financés par le biais de lignes de crédit existantes en revoyant nos priorités. Pour moi, c’est très important. Je ne veux pas qu’on puisse me reprocher d’avoir dormi au moment où le train partait. Le Conseil fédéral décidera des moyens supplémentaires dans le cadre du budget 2019 et du plan financier 2020. Je suis convaincu qu’il nous faut investir maintenant pour être parmi les premiers, afin de sauvegarder nos chances en matière de compétitivité dans le domaine de la numérisation. Nous sommes leaders dans l’innovation, nous devons nous donner les moyens de l’être également dans la digitalisation.

Vous avez signé nombre d’accords de libre-échange avec des pays importants, notamment la Chine, mais pour l’industrie des machines, c’est encore l’Europe qui est le premier marché d’exportation jusqu’à présent. Votre collègue Ignazio Cassis veut pousser pour un accord-cadre avec l’Union européenne. Est-ce indispensable pour l’industrie suisse, ou pourra-t-on continuer de bricoler comme jusqu’à présent?
Les accords de libre-échange sont importants pour tous les secteurs de l’économie, donc pour l’industrie aussi. Ils concernent la libre circulation des produits, des services, des personnes et finances. L’an dernier, nous avons mis à jour l’accord sur la reconnaissance mutuelle d’évaluation de la conformité technique, un document essentiel pour faciliter les échanges commerciaux. C’est crucial pour l’industrie représentée au SIAMS. Nous avons ainsi un accès privilégié au marché européen et nous en sommes heureux. Nous avons pu régler ce problème assez tôt de manière à octroyer une certaine sécurité aux entrepreneurs, qui ont ainsi pu planifier leur avenir. L’accord-cadre n’est pas le seul facteur pour se battre sur le marché européen.

Dans ce contexte, craignez-vous l’initiative de résiliation de l’accord de libre-circulation avec l’Union européenne lancée par l’UDC?
Cette initiative aurait des conséquences très dommageables. Pour avoir du succès, un entrepreneur a besoin des meilleurs collaborateurs qualifiés et de conditions-cadres sûres et stables. Or, cette initiative ne contribue pas à leur donner confiance. Pour les entrepreneurs, les priorités sont l’imposition des entreprises, nos relations avec l’UE et la question des quotas pour les travailleurs étrangers spécialisés. S’ils ne sont pas satisfaits sur ces trois points, certains sont prêts à aller s’installer ailleurs – à Singapour ou dans l’Amérique de Monsieur Trump. Mais je ne veux pas qu’ils s’en aillent!
Nous avons besoin de ces investissements directs chez nous, nous avons besoin de nos industries pour offrir à tout le monde des places de travail, des places d’apprentissage. C’est pour cette raison que je me suis lancé en politique: avoir un pays dont les conditions-cadres permettent d’offrir aux générations à venir le plein-emploi. C’est tout ce qui compte, pour moi. Le reste ne m’intéresse pas.

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