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L’histoire au coin de la rue (8)

Les deux bâtisseurs du Saint-Imier moderne

Ernest Francillon, fondateur de Longines, et Pierre Jolissaint, père des lignes de chemins de fer du Jura bernois. Deux hommes sans lesquels le Vallon ne serait pas le Vallon.

Les bustes siègent, sur la Place du marché, comme leurs modèles le faisaient dans la vie: à proximité l’un de l’autre, le regard tourné au loin et dans une même direction. Photo:Adrian Vulic

par Adrian Vulic

L’histoire au coin de la rue
Chaque jour, sans y prêter attention, nous frôlons les monuments à leur effigie, marchons devant les plaques témoignant de leur passage, foulons des routes et des places qui leur sont dédiées. Le JdJ propose à ses lecteurs, durant tout l’été, de découvrir les personnalités qui se cachent derrière les noms que l’on croise au détour de nos villages et de nos villes.

 

Nombreuses sont les ressemblances entre Ernest Francillon et Pierre Jolissaint. L’un et l’autre sont Imériens d’adoption, le premier étant né à Lausanne, le second à Réclère. Tous deux ont saisi, très tôt, les grandes tensions et dynamiques de leur époque, conscients des itinéraires que le monde s’apprêtait à emprunter. Chacun, enfin, a su tirer profit du potentiel de son temps, saisir les opportunités qu’offrait cette jeune Confédération helvétique où tout restait à bâtir.

Ernest Francillon, fondateur de Longines, l’une des maisons horlogères les plus renommées de la région; Pierre Jolissaint, père spirituel des lignes de chemins de fer du Jura bernois: difficile d’imaginer Saint-Imier sans l’héritage qu’ils ont légué.

Contemporains l’un de l’autre, proches par leur esprit d’innovation, leur audace et leur ténacité, ils trônent désormais, sous forme de buste, en plein cœur de la place du Marché de Saint-Imier. Une façon, peut-être, pour ces infatigables travailleurs, d’admirer paisiblement les fruits de leurs efforts.

L’injustice des classes
Pierre Jolissaint et Ernest Francillon font tous deux montre, dès leurs plus jeunes années, d’un potentiel hors du commun. Les deux hommes, pourtant, sont entrés dans le monde par des voies bien différentes. La jeunesse de Pierre Jolissaint est ainsi, sans l’ombre d’un doute, moins lumineuse que celle de son futur confrère. Né d’une famille très défavorisée, il lui faut, avant toute chose, consacrer ses jeunes années à s’élever de sa condition. Bataillant, comme il le fera tout au long de sa vie, pour réunir les fonds nécessaires à ses études, il obtient, en 1848, un diplôme d’enseignant primaire. Il n’aura, cependant, que très peu loisir d’exercer cette profession. En 1852, suite aux critiques acerbes qu’il a adressées, par voie d’articles, à l’intention du Gouvernement bernois d’alors, infiniment trop conservateur à son goût, il est révoqué de sa fonction d’enseignant. La même année, il trouve refuge auprès d’une population imérienne également révoltée par les tensions politiques de l’époque, terreau qui lui permettra, quelques années plus tard, de faire germer ses ambitions politiques. Après des études menées notamment à Berne, Strasbourg et Paris, il se fait notaire, puis avocat, avant de remplir pour quelque temps le poste de greffier du tribunal de Courtelary. Rapidement, l’appel de la scène publique ne se laisse plus contenir, et il choisit de défendre corps et âme les causes qui lui sont chères.

Fer de lance des idées libérales de son temps, il s’engage à coups de publications, d’articles de journaux et de mandats parlementaires pour lesquels il est nommé aussi bien dans le canton de Berne que sous la coupole fédérale. Abolition de la peine de mort, laïcité de l’Etat, gratuité et qualité de l’instruction publique, défense des intérêts de la classe laborieuse... Ses idéaux sont nombreux, mais, il faut bien l’admettre, aucun projet ne retiendra plus son énergie que celui du développement des lignes de chemins de fer jurassiens bernois. A cette cause, il emploie quasiment la moitié de sa vie. Derrière l’obsession de raccorder enfin la région au reste de la Suisse se cache l’espoir, avant tout, d’arracher le Jura à l’isolement dont il est menacé.

Héritage vivant
Les débuts d’Ernest Francillon dans le monde sont bien différents. Sa famille, plutôt fortunée, tutoie sans mal la bonne société lausannoise de cette époque. Sa trajectoire est sans doute également plus linéaire, puisqu’il marche, en quelque sorte, dans les traces de son oncle Auguste Agassiz, fondateur, en 1832, d’un comptoir d’horlogerie éponyme à Saint-Imier. Dans un premier temps, l’infatigable jeune homme se forme à l’économie et au commerce, avant de suivre, une année durant, un apprentissage pratique auprès d’une famille d’horlogers de la région.

L’atout que représente la position sociale d’Ernest Francillon n’enlève, en revanche, rien à son mérite, puisque ce sont bien ses idées modernes et innovantes qui feront rentrer son nom dans l’histoire, et point l’inverse. Fondateur de Longines, il diffuse dans l’ADN de cette entreprise un esprit et des dynamiques qui, 150 ans plus tard, semblent toujours à l’ordre du jour.

 

Un homme visionnaire, innovant et en avance sur son époque
Avant la manufacture horlogère Longines était le comptoir Agassiz, fondé en 1832 par l’oncle d’Ernest Francillon. «Le comptoir, c’est un système d’établissage. La production est répartie sur plusieurs sites, et le patron est en quelque sorte un chef d’orchestre qui donne ses instructions aux ateliers», explique l’archiviste Marie Reber au cours d’une visite guidée du musée Longines. Une manière de fonctionner tout à fait commune en ce milieu de 19e siècle, mais qui ne convenait absolument pas à l’esprit prolifique d’Ernest Francillon, qui reprend progressivement les commandes du comptoir à partir des années 1952. Premier coup de génie du jeune entrepreneur: faire le choix de réunir toute la production sous un seul et même toit. Une décision qu’il parvient à assumer malgré une atmosphère alors hostile au travail en usine. En 1867, sur un terrain au sud de Saint-Imier connu sous le nom d’«Es Longines», Ernest Francillon fait sortir de terre l’usine dont il rêvait. Celle, précisément, qui compte aujourd’hui encore parmi les emblèmes de Saint-Imier. La nouvelle entreprise, contrairement à l’usage, ne portera pas le nom de son fondateur, mais celui du terrain sur lequel elle a été bâtie.

La deuxième innovation, qui prouve à nouveau la modernité de l’esprit d’Ernest Francillon, consiste à doter sa marque d’un logo. Un procédé qui, aujourd’hui, nous semble bien banal, mais n’était, à cette époque, absolument pas répandu dans le domaine de l’horlogerie. Ces deux détails participent à l’objectif que l’entrepreneur avait posé dès le départ: donner à la toute jeune Longines une identité reconnaissable entre toutes. Une identité qu’il n’aura de cesse de vouloir protéger. Il participera ainsi, durant le mandat qu’il exerce sous la coupole fédérale, à l’élaboration d’une réglementation plus moderne de la propriété intellectuelle.

Mécanisation et protection des savoirs
Au niveau technique, bien sûr, Longines n’est pas en reste. Aidé de son ami Jacques David, nommé directeur technique, le jeune homme qu’il était alors ose le pari de la mécanisation. Un effort couronné, l’année même de l’inauguration de la manufacture, d’une distinction pour la précision de l’un ses gardes-temps.

Parmi les coups de génie des premières années, citons encore celui de la numérotation en série de toutes les pièces issues des ateliers Longines. À compter de cette introduction, la mémoire de chaque montre, sans exception, a été conservée dans des étalages entiers de registres. Pour chacune d’elles il est possible, plus d’un siècle après sa sortie d’atelier, d’en détailler le nom de l’horloger qui l’a réglée, la date à laquelle elle l’a été, l’identité de l’agent qui était chargé de sa vente, le marché auquel elle était destinée ainsi que des informations sur son mouvement, sa matière et même la boîte qui l’accompagnait. «Ces registres ont été précieusement conservés et numérisés, et nous continuons bien sûr à appliquer ce système de numérotation. Les informations enregistrées à cette époque nous sont encore utiles aujourd’hui. Chaque jour, nous recevons une cinquantaine de messages de personnes qui souhaitent en apprendre plus sur l’histoire de leur montre», témoigne encore Marie Reber.

Deux innovations des jeunes années d’Ernest Francillon sont visibles sur le dos de cette montre produite en 1909. Au milieu, le logo du sablier ailé, qui a depuis été stylisé. En bas, le numéro de série, qui permet toujours d’identifier le garde-temps en question. Photo:LDD

 

Les chemins de fer jurassiens, ou l’engagement de toute une vie
«L’âme du mouvement, l’apôtre de l’entreprise, l’homme qui n’a jamais désespéré ni de son rêve ni de ses compatriotes mieux éclairés, ç’a été Pierre Jolissaint», écrivait, en 1899, le curé imérien Pierre César au sujet de son ami Pierre Jolissaint, trois ans seulement après la mort de ce dernier.

En 1860, lorsque Pierre Jolissaint décide de prendre le dossier des chemins de fer à bras-le-corps, les obstacles à leur réalisation sont nombreux et, à bien des égards, semblent infranchissables. Politiquement, tout d’abord, il fallait convaincre l’Ancien canton et son gouvernement de l’intérêt majeur de ce réseau. Financièrement, ensuite, l’investissement nécessitait de réunir des sommes absolument colossales. Techniquement, enfin, puisque la configuration de nos paysages nécessitait un effort d’imagination à la pointe du progrès. «Il fallait créer des voies ferrées à travers un pays que l’on connaissait très peu, dans des contrées agricoles, percer des montagnes, longer des précipices et inspirer aux capitalistes assez de confiance pour qu’ils soutinssent le projet», confie encore Pierre César dans un langage dont on ne saurait se lasser. Pour réunir les fonds et les promesses de soutien, Pierre Jolissaint et les autres membres phares du comité d’action, parmi lesquels siégeait justement Ernest Francillon, ont dû, des années durant, frapper à toutes les portes.

Des efforts couronnés de succès
Cette épuisante campagne obtiendra, en 1867, sa première victoire décisive: le Grand Conseil bernois, par la signature d’un décret, consent à la réalisation du projet et accepte que le canton prenne un tiers des dépenses à sa charge. En 1871, après encore moult péripéties, les travaux peuvent démarrer pour de bon. A compter de cette date, les inaugurations s’enchaînent; Porrentruy-Delle en 1872, Bienne-Sonceboz-Les Convers et Sonceboz-Tavannes en 1874, Delémont-Bâle en 1875… Heureusement pour le trafic ferroviaire de la région, un retournement historique jouera en sa faveur. «La perte par la France de l’Alsace-Lorraine, en 1871, au profit de l’Allemagne, a donné une importance très forte à la liaison par l’Ajoie et Belfort, unique moyen de relier Bâle à la France sans passer par le territoire allemand», explique Francis Daetwyler, ancien député bernois particulièrement impliqué dans le domaine des chemins de fer régionaux. Ce changement de paradigme explique d’ailleurs, en grande partie, l’imposance de certaines gares de la région, comme celles de Moutier, Sonceboz et, bien sûr, Delémont. La Compagnie des chemins de fer du Jura bernois, au gré de nombreuses fusions successives, change de nom et gagne en influence. L’entreprise, dans son ensemble, s’avère d’un succès retentissant. A la mort de Pierre Jolissaint en 1896, les éloges de la presse paraissent de tous bords. Pour conclure, justement, l’extrait de la nécrologie parue dans le «Jura bernois»: «Le sacrifice de sa vie (...) il l’a fait à son pays, au Jura en particulier, qui lui doit une reconnaissance éternelle. Jamais le Jura ne saura combien de veilles et de fatigues, combien d’amères déceptions et de découragements profonds l’œuvre du réseau jurassien a coûté au plus dévoué de ses enfants.»


Les gares de bifurcation comme celle de Moutier étaient souvent de taille importante. Leurs infrastructures devaient permettre de recharger les locomotives à vapeur en eau et en charbon. Photo:LDD

 

Ernest Francillon en bref

  • 10 juillet 1834 Naissance à Lausanne.
  • 1852 Arrivée à Saint-Imier pour travailler au comptoir Agassiz.
  • 1853 Apprentissage auprès d’un horloger du Val-de-Travers.
  • 1867 Ouverture de l’usine Longines à Saint-Imier.
  • 1870 Participation à la campagne des frontières sous le grade de lieutenant-colonel.
  • 1881-1890 Election au Conseil national.
  • 3 avril 1900 Décès à l’âge de 65 ans.

 

Pierre Jolissaint en bref

  • 31 juillet 1830 Naissance à Réclère.
  • 1852 Révocation de l’enseignement primaire pour les critiques tenues à l’encontre du gouvernement bernois, puis arrivée à Saint-Imier.
  • 1859 Obtention du diplôme d’avocat
  • 1860 Début de l’engagement pour les Chemins de fer du Jura.
  • 1866-1873 Election au Conseil d’Etat bernois.
  • 1866-1873, 1884-1896 Election au Conseil national.
  • 1873 Nomination comme membre de la Direction des Chemins de fer jura bernois.
  • 2 mars 1896 Décès en plein travail, à l’âge de 65 ans.

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