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Bienne

Dans l’esprit tourmenté du poète maudit

Dans «Soleil noir, opéra pour un homme seul», le Duo de Zoo met en musique la poésie de Francis Giauque. Une œuvre retranscrite dans le nouveau numéro d’Intervalles.

Seul sur scène, Antoine Joly chante ou crie des poèmes de Francis Giauque, accompagné par le piano de Johan Treichel. ldd

Par Didier Nieto

L’ouvrage traînait dans un coin se son appartement depuis un certain temps. Un exemplaire de «Terre de dénuement», le recueil de poésie de feu Francis Giauque que lui avait conseillé un ami, quelques années plus tôt. Ce jour d’octobre 2015, Antoine Joly avait du temps devant lui, une bouteille de vin et rien de spécial à faire. «Amer breuvage du silence quand la dernière voix s’est tue...» Les premiers vers lui font l’effet d’une baffe. «Les mots de Francis Giauque transcrivaient exactement le spleen qui m’habitait à l’époque», se souvient le chanteur et compositeur biennois. Devant son piano, complètement fasciné et légèrement aviné, il laisse courir ses mains sur le clavier, sans se donner la peine de penser. «La mélodie s’est imposée d’elle-même...»
De ces quelques notes est né «Soleil noir, opéra pour un homme seul», un spectacle musical en hommage au poète créé par le Duo de Zoo – le «couple» artistique formé par les musiciens Antoine Joly et Johan Treichel. Seul sur scène, le premier récite, chante ou crie les vers de Francis Giauque tandis que le second l’accompagne au piano. Joué pour la première fois en automne 2017 à St-Imier, l’opéra est retranscrit dans le dernier numéro de la revue Intervalles, paru cette semaine. Illustrée par les dessins à l’encre de Chine d’Hervé Thiot, la publication contient les partitions, les textes, un CD ainsi que des entretiens avec les créateurs.

De Léo Ferré aux enfers
Par la force des choses, feuilleter la revue ou assiter à l’opéra revient à plonger dans les méandres d’un esprit tourmenté. Né en 1934 à Prêles, Francis Giauque reste le «poète maudit» du Plateau de Diesse. L’écrasante majorité des textes qu’il a rédigés avant de se donner la mort, à l’âge de 31 ans, évoquent les angoisses et le mal-être qui le torturaient. «Il se sentait si mal qu’il était incapable de sortir de sa chambre», rappelle Antoine Joly. «Pourtant, il a trouvé la force de mettre des mots sur sa souffrance. Et si son écriture a l’air simple de prime abord, elle se révèle d’une complexité et d’une construction extraordinaires, avec des doubles, voire des triples sens.»
Avant de sombrer cependant, Francis Giauque «souriait à la vie», rappelle le musicien. Le jeune homme se rêvait chanteur de variété et avait même écrit six chansons qu’il avait envoyées à Léo Ferré.
Ces six morceaux, reliques des espoirs que Francis Giauque avait un temps placés dans l’existence, constituent le cœur du premier acte du spectacle. Les deux suivants, bien plus noirs, dépeignent la descente aux enfers du poète et matérialisent sa folie. Sur scène, équipé d’une camisole de force, Antoine Joly clame des vers dans un rythme incertain, parfois interrompu par une voix off qui psalmodie des extraits du journal intime de Francis Giauque. Les notes lourdes de Johan Treichel, elles, se taisent parfois au profit d’un déluge inquiétant de tonalités électro.

Célébration de l’existence
«On ne ressort pas indemne de ‹Soleil noir›», prévient Antoine Joly. «La poésie de Francis Giauque est ensorcelante, elle opère comme de la magie noire. On ne peut pas y rester insensible, à moins d’être totalement dénué d’empathie.» Mais malgré la tragédie qu’il raconte, l’opéra ne «peint pas en noir ce qui est déjà noir», promet le chanteur. «C’est un hommage à l’art, une célébration de l’existence.» Par pudeur, le spectacle n’évoque d’ailleurs pas directement le suicide du poète maudit. Au contraire, il s’achève avec les seules paroles joyeuses qu’il ait écrites: «Nous irons sur des pirogues remplies de fleurs. Nous aurons des palais pour nous aimer.»

Prochaines représentations: les 5, 6 et 7 avril au Théâtre 2.21 de Lausanne; le 13 avril au Café du Soleil de Saignelégier; le 24 mai au Royal de Tavannes.

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