Vous êtes ici

Abo

Horlogerie

Jacques Muller, horloger de la renaissance

Homme discret s’il en est, le Tavannois est, avec Elmar Mock et le big boss, Nicolas Hayek, l’un des trois piliers de la renaissance de l’horlogerie suisse lorsqu’elle était au fond du trou.

Jacques Muller tient l’une des premières Swatch et arbore à son poignet l’une des plus récentes, qui sert aussi de carte de crédit.

Textes et photo Blaise Droz

Dans les années 70, l’horlogerie suisse était au fond du gouffre et pour ainsi dire personne ne croyait qu’elle allait se remettre d’avoir manqué le virage du quartz, qu’elle avait pourtant elle-même lancé. Les années de morosité se sont enchaînées comme des perles de mauvais augure jusqu’à l’apparition d’un modèle révolutionnaire, vendu à 50 fr. de l’époque, tout de plastique vêtu, accompagné par un marketing extraordinaire et un soutien unanime des médias conquis par cette nouveauté.

 

Le grand patron de cette authentique opération de sauvetage n’était autre que Nicolas Hayek, qui avait compris combien la Swatch, puisque c’est bien de cette montre mythique qu’il s’agit, était porteuse de promesses.

 

Aussi fou que du Dali

Mais que serait un patron déterminé s’il ne pouvait compter sur des employés à la hauteur de la situation? Outre la célèbre vista du big boss, il a fallu les talents réunis de deux ingénieurs, qui se connaissaient à peine mais qui étaient déjà des visionnaires dans leur domaine. Il s’agit bien sûr d’Elmar Mock, le plasturgiste, et de Jacques Muller, le microtechnicien. Produire une montre en plastique paraissait à l’époque aussi utopique que l’étaient les montres molles de Salvador Dali, mais le Tavannois Jacques Muller s’était fait fort de la faire naître de sa planche à dessin.

 

Aujourd’hui, celui qui s’est établi dans le village voisin de Reconvilier se souvient presque à contrecœur de cette époque exaltante. «Vivre en se gargarisant du passé, c’est un truc que je laisse aux has been», explique-t-il en assurant que les plus beaux projets sont ceux qui n’ont pas encore fini leur maturation.

 

Né en 1947, Jacques Muller touche de l’AVS depuis bientôt 10ans, mais il considère le terme retraite comme un gros mot. Lui, dont la fonction est toujours officiellement administrateur du département de recherche et développement de Swatch Group, a toujours conservé son bureau et il se rend chaque lundi avec le même plaisir aux séances hebdomadaires de direction de Swatch.

 

«J’ai toujours travaillé avec passion et je considère que c’est l’indispensable clé du succès. Sans passion, pas de réussite, et ce qui est vrai pour un ingénieur l’est tout autant pour un sportif ou un artiste.» En d’autres termes, celui qui travaille pour de l’argent aura moins de succès que le passionné qui se dépense sans compter.

 

Quarante longues années de succès

Reste que la Swatch, qui est apparue en 1982 et a été officiellement baptisée en 1983, a déjà vécu un sacré bail de 40 ans. «Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que ce produit continue d’exister après toutes ces années, et même si la Swatchmania des débuts n’est plus la même, nous continuons d’en vendre aux quatre coins du monde. Les innombrables déclinaisons de ce modèle restent les dignes héritières des valeurs sûres qui avaient fait renaître l’horlogerie suisse.»

 

Jacques Muller se souvient que la Swatch n’a pas été la première montre qu’il avait contribué à faire naître. Auparavant, il avait déjà joint ses compétences à l’équipe qui avait créé un modèle au parcours discret malgré une sacrée prouesse technologique, la Delirium.

 

La plus mince de toutes

Pourquoi Delirium? Parce que, très mince, cette pièce ne mesurant que 1,8 mm d’épaisseur. «On a dit que la Delirium était la maman de la Swatch, parce que son concept était plus ou moins similaire. Ce n’est pas tout à fait juste, mais je m’en accommode sans difficulté, et c’est vrai que j’ai pu être inspiré par ce modèle quand j’étais chez ETA. C’est vrai aussi qu’il est toujours difficile de démêler les choses, de savoir ce qui a petit à petit conduit à une révolution technologique.»

 

«Avec Elmar Mock, nous étions jeunes et passionnés. Certains aspects pratiques dans le domaine de la plasturgie nous échappaient, alors nous sommes allés à la rencontre des spécialistes de l’entreprise Lego, dont une importante succursale se trouvait à Baar, dans le canton de Zoug. Leur savoir-faire a été précieux pour accompagner les débuts de la Swatch et au cours de nos nombreuses discussions, nous avons pu à notre tour leur apporter des connaissances que nous avions acquises.»

 

Plastique biosourcé

Le citoyen de la Vallée ajoute qu’afin d’être certains de disposer de la meilleure qualité de matière plastique alors qu’ils étaient nouveaux sur le marché et demandeurs de très faibles quantités seulement, ils ont pu se fournir chez Lego grâce à cette bonne entente.

 

Désormais, la succursale suisse du géant danois n’existe plus et les matières plastiques utilisées pour fabriquer les montres Swatch sont biosourcées et ne font plus appel aux dérivés pétroliers. «C’est une contribution que Swatch a voulu apporter à l’environnement, de même que la marque a préféré renoncer au plastique pour les boîtes contenant les Swatch.»

 

Derrière la passion de la technique, l’âme d’un grand humaniste

Jacques Muller a parfois mal dormi en songeant à l’impact sur l’emploi que peut avoir l’automatisation dont dépend la production des montres Swatch. «Dans le segment du bon marché, la Suisse n’est concurrentielle que par la rationalisation de la production. Si nous voulons des petites mains, il faut aller produire en Asie, et les habitants de notre pays n’ont rien à y gagner. Je constate que l’automatisation maintient davantage d’emplois que la délocalisation, et que c’est dans la voie du 100% swiss made que nous devons continuer d’avancer pour le bien du pays et de sa population», estime-t-il.

 

Côté cour, notre homme n’a pas été épargné par le sort, même s’il n’aime pas davantage étaler sa vie privée que se gargariser de souvenirs. Un jour de 1985, alors qu’il revenait d’un voyage d’affaires en Allemagne, son avion s’est écrasé. Sur les six occupants de l’appareil, il avait été le seul survivant. Cela marque son homme. Dans une actualité nettement plus heureuse remontant aux années90, Jacques Muller et son épouse, Marie, ont pris sous leurs ailes protectrices trois adolescents rwandais d’une même fratrie victime de la guerre, deux filles et un garçon, désormais adultes et dont ils sont enchantés. Même pour un génie de la technologie qui n’a jamais accepté le mot retraite, il y a une vie pleinement remplie en dehors du bureau.

 

Articles correspondant: Région »