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Patrick Bruel

«Au lycée j’étais déjà une énigme»

Le chanteur livre un album entier de reprises de Barbara, dont l’œuvre a bercé son enfance. Une autre manière d’être là où on ne l’attend pas

Patrick Bruel chante Barbara, un véritable défi. Thierry Rajic

propos recueillis par Olivier Nuc

Célébré par la Bruelmania du début des années 1990, acteur très apprécié, joueur invétéré, Patrick Bruel ne laisse personne indifférent. Treize ans après l’album où il reprenait des chansons des années 1930, il surprend avec ce «Très souvent, je pense à vous...» dédié à la Dame en noir.

Avec cet album, vous êtes sûr de vous attirer les foudres de ceux qui pensent que vous n’êtes pas légitime!

Patrick Bruel: La voix et les chansons de Barbara ne m’ont jamais quitté depuis que je l’ai vue sur scène pour la première fois en 1974 au Théâtre des Variétés. J’avais 8 ans. J’appartiens à la chapelle des gens qui n’ont pas envie de partager Barbara. Alors je peux comprendre très bien qu’on soit choqué de me voir reprendre ses chansons.

Qu’est-ce qui vous a encouragé à le faire?

Après le succès d’«Entre-deux», on me demandait quelle était ma prochaine idée. Au fond de moi, je savais que ce serait d’enregistrer un album autour de Barbara. J’ai toujours eu envie d’interpréter ses titres. Le 12 janvier dernier, à l’Opéra Garnier, j’ai chanté «Vienne» avec un orchestre symphonique.

C’était très émouvant. A la sortie du concert, j’ai dit à mon frère: «Je ne peux pas en rester là avec Barbara.» David, que j’avais emmené écouter Barbara en 1993 au Châtelet, était passé à côté du truc. En début d’année, je lui ai demandé de préparer trois chansons: «Drouot», «Le mal de vivre» et «L’aigle noir». Je les ai abordées comme si je reprenais un grand texte de Shakespeare ou de Molière. Petit à petit, il est tombé amoureux des chansons. Il a mis en scène l’album comme un film.

Qu’avez-vous veillé à préserver?

Reprendre Barbara, ce n’est pas pareil que de chanter Brel, Brassens ou Ferrat. Il m’a fallu oublier la dimension iconique de la chanteuse. Respecter Barbara, c’est respecter son audace.

Ce disque, c’est un plaisir égoïste ou une volonté de transmettre?

Les deux, mais je l’ai fait pour moi d’abord. Pendant l’enregistrement, je faisais écouter les prises à mes enfants sur le chemin de l’école. Un jour, j’ai passé deux chansons terminées à mon fils de 12 ans. Il m’a dit: «C’est très triste.» Quand je croise des jeunes qui ne connaissent pas Barbara, ça me pince le cœur. Ce rôle de passeur, je serais ravi de le jouer.

Comment l’avez-vous rencontrée?

Je ne voulais pas prendre le risque d’être déçu, j’ai donc attendu de longues années. A Mogador, en 1990, à la fin du concert, j’allais partir quand son agent, Charley Marouani, m’a rattrapé par le col: «Elle sait que tu es là, elle t’attend, si tu ne viens pas, elle va se vexer.» Quand la porte de sa loge s’est ouverte, elle m’a lancé: «Enfin! Vous ne pouviez pas me fuir indéfiniment.» Elle aimait aller vers les gens, s’intéresser à leur histoire. Elle me surnommait le petit, l’enfant roi ou le prince. Nous communiquions par fax.

Elle m’a gratifié d’une affection magnifique. A travers elle, j’ai compris l’impact d’une chanson, d’un mot sur le public.

Vous projetez une image désinvolte, comme si tout était simple pour vous. Vous en souffrez?

Je n’ai aucune désinvolture, dans rien. Ce nouvel album, j’ai travaillé dessus jour et nuit, avec mon frère David François Moreau, qui est un immense musicien. Pas une note n’a été jouée au hasard, il y a des finesses que les gens découvriront peut-être plus tard. Quelqu’un qui vient dans ma loge et me dit «‘Le prénom’, c’est un rôle en or pour toi», j’ai envie de l’embrasser: ça veut dire qu’il n’a pas vu tout le travail derrière. J’ai envie que les choses soient fluides.

En ce moment, je tourne «Le sac de billes», à Prague. C’est un sujet lourd, un film difficile. En même temps, j’assume d’avoir joué dans le film «Ange et Gabrielle», qui plaît beaucoup au public.

Le succès de vos reprises de chansons des années 1930 vous a permis d’être perçu comme un chanteur plus «adulte»?

Cet album a probablement été un passeport. J’étais tombé amoureux de «Mon amant de Saint-Jean» en allant voir «Le dernier métro», de Truffaut, en 1980. J’étais resté dans la salle à la projection suivante pour pouvoir entendre cette chanson une deuxième fois. Quand j’ai commencé à me consacrer à ce répertoire, j’étais loin de m’imaginer que l’album se vendrait à deux millions d’exemplaires. C’était complètement fou.

Vous êtes un joueur professionnel. Barbara, c’est comme une carte que vous sortez alors qu’on ne s’y attend pas?

Un challenge? Ça me ressemble, mais je n’y ai pas pensé en ces termes. Ma démarche, c’était plutôt: «Je l’aime, je veux faire quelque chose en espérant que ce sera une bonne surprise.» Je ne fais pas le malin. Au lycée, déjà, j’étais une énigme, celui qui était capable de passer de Brassens à Genesis. Sur mon album précédent, j’avais écrit une chanson sur le harcèlement à l’école. J’ai eu l’idée d’y glisser une boucle hip-hop et d’inviter le rappeur La Fouine.

Tout le monde m’est tombé dessus en me taxant d’opportunisme, alors que j’ai produit le premier rap français, «Chacun fait c’qui lui plaît», de «Chagrin d’amour», en 1980. Je suis heureux d’écouter une chanson de Lenorman et d’enchaîner avec un morceau de Grateful Dead si ça me chante.

D’où vient cet appétit inextinguible?

D’une capacité d’émerveillement intacte, peut-être. Parfois, je me dis que je mène une vie d’idiot. Le caractère chronophage de ce que je fais me prive de la compagnie de mes enfants. Mais je n’ai pas envie de passer à côté des choses. Pourquoi me suis-je lancé dans cette histoire de poker? En 1998, quand j’ai gagné mon titre de champion du monde à Las Vegas, j’ai appelé mon agent en pleine nuit, complètement paniqué. Je ne voulais pas que ça se sache trop.

Vous vous sentez attendu au tournant?

Ici, on n’a pas la même relation à la réussite que dans les pays anglo-saxons. Je fais le malin, parfois, mais je suis plutôt fragile. Je ne lis pas toutes les critiques, mais il y a toujours quelqu’un pour vous parler de celle que vous n’auriez pas dû voir.

Avez-vous souvent ressenti de l’hostilité?

De l’agacement, oui. Mais beaucoup moins aujourd’hui. Quand j’ai repris «Life on Mars», de David Bowie, à Londres, je voulais faire un clin d’œil aux Anglais. Un de vos confrères, très nerveux, m’a consacré une colonne entière. Des gens comme ça, j’ai envie de leur dire de se détendre, surtout quand ça devient un fonds de commerce. Je n’ai pas massacré la chanson, non plus!

Vous payez le prix de la Bruelmania?

On ne m’accorde pas souvent le droit d’approfondir, ce qui est étrange. Je n’ai jamais refusé le débat sur des sujets qui m’intéressent, politiquement, culturellement, socialement… Déjà, quand j’ai fait mon album consacré aux années 1930, tout le monde m’a dit «tu es dingue». Bien sûr que c’est audacieux de faire un album autour de Barbara, mais j’ai l’impression d’avoir fait beaucoup de choses avant d’en arriver là. Le Figaro

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