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Industrie horlogère (I)

Chacun a sa propre interprétation de ces heurs et malheurs horlogers

L’Asuag a-t-elle été sous-évaluée avant sa fusion avec la SSIH? Y-t-il eu bidouillage, afin de servir les intérêts des banques? C’est le scénario défendu par Peter Renggli, dernier président de l’Asuag. Un historien conteste cette analyse. Ce pan de l’histoire se lit comme un polar.

De par ses activités de conseiller, Nicolas G. Hayek connaissait parfaitement l’Asuag et la SSIH. Il est finalement devenu un des investisseurs et s’est révélé être lhomme clé de la société fusionnée. Archives-Keystone

Tobias Graden

Traduction: Marcel Gasser

Peter Renggli s’est donné une mission: dire au monde entier la vérité, toute la vérité. Sa vérité. À 89ans, il ne lui reste plus beaucoup de temps pour le faire, et il n’a plus rien à perdre. Peter Renggli était le dernier président de l’Asuag (Société générale de l’industrie horlogère suisse SA).

Elle formait, avec la SSIH (Société suisse pour l’Industrie horlogère), un des deux grands groupes horlogers suisses. Le premier fabriquait surtout des ébauches et des composants, et le second, des montres terminées, dont les marques Omega et Tissot.

En 1983, les deux groupes ont été fusionnés. Officiellement parce qu’ils étaient devenus insolvables. Une interprétation que conteste aujourd’hui Peter Renggli, nous aurons l’occasion d’y revenir. C’était l’époque de la grande crise horlogère, et dans la bonne société biennoise les commentaires allaient bon train sur l’incurie de ces barons de l’horlogerie, fossoyeurs de la branche. Peter Renggli n’a pas échappé aux critiques et fut accusé d’avoir mis l’Asuag sur la paille.

Aujourd’hui, il souhaite remettre les pendules à l’heure, si l’on ose dire. Dans une récente interview accordée à l’hebdomadaire Biel-Bienne et intitulée «Ce qui s’est vraiment passé», il n’a pas eu de mots assez durs pour corriger la perception historique telle qu’elle a été servie au grand public, dès la deuxième moitié des années 1980, par Nicolas G. Hayek, l’homme fort de la SMH, la société issue de cette fusion et futur Swatch Group. Peter Renggli juge en effet cette perception fausse, ou pour le moins incomplète.

«Manœuvre sournoise»

Tout s’est déroulé sur le dos des actionnaires minoritaires. Quant à Nicolas G. Hayek, il a fait passer ses propres intérêts avant tout le reste, «avec un manque d’égards aussi impitoyable que raffiné». Peter Gross, représentant de la SBS (Société de Banques suisses) et homme fort de la SSIH, «voulait absolument éviter la faillite d’Omega, mais surtout s’enrichir personnellement». (…)

Les mots sont particulièrement durs, a fortiori dans une branche connue pour cultiver l’art de la discrétion et de la loyauté bien au-delà des limites imposées par les rapports de travail. Le monde horloger traîne d’ailleurs derrière lui la douteuse réputation de fonctionner selon le mode de l’omerta. Si tel est le cas, on dira de Peter Renggli qu’il l’a brisée de manière spectaculaire!

Premièrement, il est absolument faux de prétendre que le groupe Asuag était sur la paille. Aux commandes des deux groupes, les banques aspiraient à une fusion qui ne servait nullement les intérêts de l’Asuag. Elle ne devenait possible qu’en mettant arbitrairement les comptes de l’Asuag dans le rouge.

Et Peter Renggli de citer Dirk Schröder, expert financier et vérificateur des comptes du groupe des grandes banques de l’époque, qui a eu pour victimes toute la direction et le conseil d’administration du groupe. «En toute illégalité, les banques ont fait main basse sur la propriété du groupe (à peu près 600 mios de francs), et elles ont ruiné celui-ci par des amortissements et des provisions arbitraires», formulait-il dans ses conclusions.

Actionnaires plumés

Peter Renggli possède un rapport qu’il a rédigé en 2006, mais qu’il n’a pas publié, où il expose ses griefs. Sur demande, il le met volontiers à disposition des milieux intéressés. Le ton est dépassionné, les propos clairs et précis.

Peter Renggli y prend parti en faveur des actionnaires industriels de l’Asuag, qui ont payé le prix fort de cette fusion avec la SSIH, puisque le capital de l’Asuag a été amputé de 90%. «Pourquoi fallait-il ajouter à l’Asuag une autre manufacture? Du strict point de vue industriel, cette solution ne s’imposait absolument pas», écrit-il.

Bruno Bohlhalter conteste l’interprétation de Peter Renggli. En mai 2015, cet ancien cadre bancaire a consacré sa thèse de doctorat (université de Fribourg) à l’affaire Asuag. C’est donc l’un des plus fins connaisseurs de la crise horlogère des années 70/80. À ses yeux, l’Asuag était bel et bien insolvable. «Avec un bilan de 1,3 milliard de francs, elle n’avait guère que 21mios de liquidités», explique-t-il.

Ce qui a contraint le conseil d’administration à prendre des mesures. «Les chiffres avancés par Peter Renggli pour illustrer la situation de l’Asuag fin 1981, sont incorrects. Le rapport de gestion pour cette année-là affiche 321 mios de fonds propres en valeurs comptables, et 995 mios en capitaux étrangers.

Et encore: le montant des fonds propres était mis en doute même par les observateurs de l’époque. Quant aux évaluations, elles sont souvent effectuées par l’entreprise elle-même: qu’il y ait des différences entre l’entreprise et le fiduciaire n’a rien d’inhabituel. Une évaluation est toujours une question d’appréciation», explique Bruno Bohlhalter, qui dispose d’une expérience de plusieurs décennies dans ce domaine.

«Il est de toute manière extrêmement difficile d’évaluer une entreprise de manière réaliste», poursuit-il. Selon lui, il est aujourd’hui tout simplement impossible de se prononcer définitivement sur la pertinence de l’évaluation effectuée par la Schweizerische Treuhand AG. Il est vrai que des provisions importantes ont été constituées, «mais là également, dans une telle situation, ce n’est pas inhabituel».

Lors de la crise horlogère, les travailleurs de l’industrie horlogère ont été nombreux à descendre dans la rue pour protester contre les licenciements.  Archives-keystone

Piètre rentabilité déjà en 1971

Par contre la piètre capacité de rendement de l’Asuag avait été constatée bien avant les événements de 1982. Déjà au début des années 1970, les hommes du cabinet de conseil McKinsey avaient relevé que le rendement du capital propre était inférieur à celui des obligations d’Etat.

Il est donc permis d’imaginer le scénario suivant: si l’Asuag avait cessé toute activité, vendu l’intégralité de ses actifs et investi l’argent ainsi obtenu dans des obligations d’Etat, elle aurait gagné plus d’argent qu’avec son activité industrielle! Les intérêts qu’elle devait payer sur les capitaux étrangers, portaient immédiatement atteinte à sa substance.

«Ce n’était pas la meilleure manière d’aborder les années 70 et de se préparer aux changements structurels qui se profilaient à l’horizon de la branche», conclut Bruno Bohlhalter.

Or, à lire le rapport annuel de 1971, l’Asuag ne semble pas avoir fait grand cas des conclusions tirées par les conseillers de McKinsey. Elle n’en a d’ailleurs rendu public que des parties, eten tout cas pas celles qui touchaient à sa situation financière.

Peter Renggli lui-même ne semblait pas non plus accorder grand crédit au rapport McKinsey, puisqu’il écrit en 2006, dans un passage où il critique le rôle de plus en plus envahissant des «conseillers d’entreprises» (en l’occurrence il vise Nicolas G. Hayek, qui passait l’Asuag au peigne fin et devenait petit à petit la figure centrale du processus): «L’Asuag s’était déjà retrouvée une fois dans cette situation (ndlr: dix ans plus tôt, en 1971), lorsque le cabinet de conseil McKinsey avait essayé de se rendre indispensable. Le président de l’époque, Karl Obrecht, avait fait remarquer qu’il était facile de faire entrer des conseillers dans la place, mais difficile par la suite de s’en débarrasser.»

Et Bruno Bohlhalter d’enfoncer le clou: «En réalité, la valeur intrinsèque des actions Asuag à l’époque de la fusion équivalait à zéro, parce qu’elle était insolvable. Et cette insolvabilité trouvait sa confirmation dans le fait que les banques avaient dû lui accorder d’abord un moratoire, puis un crédit relais». Pour lui, la coupe dans le capital était donc justifiée.

Sources (en allemand pour la plupart): Bruno Bohlhalter: «Les crises horlogères en Suisse entre les années 30 et 70/80: naissance et résolution» (Dissertation à l’Université de Fribourg).

Bettina Hahnloser:«Le patron horloger ou la fin d’une ère» (Editions NZZ).Jürg Wegelin:«Mister Swatch:Nicolas Hayek et le secret de son succès» (Nagel&Kimche.Peter Renggli:«La fin d’Asuag et la naissance du Swatch Group» (rapport privé).Lucien F. Trueb:«Témoins de la révolution du quartz» (Edition ‹Institut l’Homme et le Temps› du Musée international de l’horlogerie).

Copie de divers documents originaux qui figurent aux Archives fédérales et dans les Archives économiques suisses, ainsi que divers communiqués de presse.

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