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«Comme dans l’avion de Germanwings!»

Hier, le désormais traditionnel rendez-vous coorganisé par le CIP, TeleBielingue et la Chambre d’économie publique (CEP) était consacré à un thème d’une brûlante actualité – à savoir le défi que constitue le franc fort pour l’industrie de la région

Le public est venu en nombre écouter les débatteurs (de g. à dr.): Alexandre Willemin, Patrick Linder, Stéphane Devaux (animateur), Catherine Frioud Auchlin, Francis Barth et Rolf Muster. Stéphane Devaux

Philippe Oudot

Rappel des faits: Le 15 janvier dernier, la Banque nationale suisse (BNS) annonçait, à la surprise générale, l’abandon du taux plancher du franc par rapport à l’euro défendu jusque-là, soit 1fr.20 pour 1 euro. Conséquence immédiate:le franc s’est envolé, puisqu’il y a désormais quasi parité entre les deux monnaies. Avec de lourdes conséquences pour l’industrie d’exportation.

Il y avait foule, hier au CIP, pour suivre la 16e édition d’AperiCIP, rendez-vous coorganisé par le CIP, TeleBielingue et la CEP. Il faut dire que le thème avait de quoi intéresser la bonne septantaine de personnes venues assister aux débats, puisqu’il était question du défi posé par le franc fort à l’économie – en particulier aux entreprises de la région tournées vers l’exportation.

Pour en débattre, les organisateurs avaient convié cinq orateurs: Rolf Muster, patron de Schaublin SA, à Bévilard;Catherine Frioud Auchlin, directrice administrative d’Auchlin SA, à La Neuveville (spécialiste du polissage pour l’horlogerie);Alexandre Willemin, responsable de la clientèle commerciale pour le Jura bernois à la Banque cantonale bernoise;Francis Barth, chef de l’Office régional de placement (ORP) du Jura bernois;et Patrick Linder, directeur de la CEP.

Comme d’habitude, les débats étaient animés par Stéphane Devaux, rédacteur en chef du Journal du Jura.

Comme Germanwings

Ce dernier a d’emblée interpellé Rolf Muster en lui demandant si, cinq mois après l’abandon du taux plancher, la situation restait aussi catastrophique qu’il l’avait dit en janvier, lui qui avait comparé la décision de la BNS «à un tremblement de terre d’intensité 10 sur l’échelle de Richter».

«Eh bien, c’est encore plus terrible!», a rétorqué l’intéressé. «Nous sommes comme l’avion de Germanwings, mais sans pilote à bord! Où sont donc nos autorités?» Pour appuyer son propos, il a indiqué que de janvier à fin mai, ses entrées de commandes avaient plongé de 58% par rapport à la même période de l’an dernier. Et la situation est sensiblement la même dans toute la branche.

Chez Auchlin SA, on enregistre aussi une baisse d’activités, a relevé Catherine Frioud Auchlin, «mais la situation n’est pas aussi grave que dans l’industrie des machines». La faute, en partie à l’abandon du taux plancher, mais il y a sans doute encore d’autres facteurs qui jouent un rôle.

Si la situation est délicate, elle ne se traduit pas au niveau des chiffres du chômage, a fait remarquer Stéphane Devaux. Elle semble en effet paradoxale, a admis Francis Barth, mais la baisse actuelle du chômage est due à des facteurs saisonniers et il s’agit de chiffres globaux qui varient selon les secteurs d’activités.

La faute à la BNS?

Le ralentissement constaté tient-il uniquement à l’abandon du taux plancher? Non, car avant le 15 janvier, l’industrie d’exportation souffrait déjà du franc fort, et on percevait de premiers signes de ralentissement, «mais la décision de la BNSen a évidemment aggravé l’impact», a noté Patrick Linder.

Soulignant que le franc était également surévalué par rapport à d’autres monnaies, il a estimé qu’il ne fallait pas s’attendre à des changements significatifs, car la BNS privilégie visiblement la maîtrise de l’inflation plutôt que le soutien de l’économie.

S’agissant de l’abandon du taux plancher, Alexandre Willemin a quant à lui assuré que «même si nous sommes voisins avec la BNS sur la place Fédérale, nous avons appris la nouvelle comme tout le monde».

Et si les marchés ont réagi immédiatement en faisant s’envoler le franc, les clients, eux, ont été plus raisonnables et n’ont pas cédé à la panique. «De notre côté, nous maintenons notre politique de crédit à long terme et nous cherchons des solutions adéquates avec nos clients.»

Rogner sur les marges

Ce qui est sûr, c’est que pour une entreprise comme Auchlin SA, la marge de manœuvre est très réduite, car les salaires sont le principal poste de dépenses, et il est tout simplement incompressible. «On doit donc rogner sur les marges», a expliqué Catherine Frioud Auchlin.

Pour Rolf Muster, ceux qui appellent les entreprises à faire preuve de patience n’ont rien compris:«Il faut agir tout de suite, car sinon on va droit dans le mur!» Après la crise de 2011, a-t-il expliqué, Schaublin a réduit de moitié sa dépendance face à l’euro en se lançant sur les marchés émergents comme la Russie, l’Inde ou la Chine.

Mais aujourd’hui, le franc est aussi surévalué par rapport aux monnaies de ces pays. «Résultat:nous avons enregistré des annulations de commandes. Alors que j’ai 700 000fr. de salaires à sortir par mois, mes entrées de commandes ont plongé à 500000fr.» Une situation que vivent bon nombre d’acteurs de la branche.

L’intégralité du débat d’hier a été enregistrée et sera diffusée dès aujourd’hui durant toute une semaine à partir de 17h.

«C’est la plus grande bêtise jamais entendue de la part d’un conseiller fédéral!»

Comme à son habitude, Rolf Muster a osé appeler un chat un chat. Stéphane Gerber

Fâché Que peut-on attendre des milieux politiques?, a demandé Stéphane Devaux. «En tout cas pas des subventions comme pour la paysannerie!, a rétorqué Rolf Muster, car je veux rester maître chez moi. Par contre, j’attends des pouvoirs publics des mesures d’accompagnement.»

Or, ces derniers ne bougent pratiquement pas, a-t-il déploré. Et de fustiger l’attitude du conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann. Rolf Muster n’a en effet pas étranglé sa petite phrase dans laquelle il affirmait que les entreprises devaient miser sur la recherche et le développement (R&D).

«Jusqu’ici, j’ai investi 4 à 5 mios par année en R&Dsur un chiffre d’affaires de 40 mios. Mais comment continuer à le faire si mon chiffre plonge à 22 mios? Mais le pire, c’est d’avoir dit aux entreprises d’aller sous-traiter à l’étranger pour s’en sortir. C’est très grave! C’est la plus grande bêtise que j’ai jamais entendue de la part d’un conseiller fédéral en charge de l’Economie!»

S’il se montre sévère à l’égard de Johann Schneider-Ammann, Rolf Muster a assuré que le constat était largement partagé parmi les membres de Swissmem, l’association faîtière de l’industrie des machines, des équipements électriques et des métaux.

Preuve en sont les propos peu amènes de Hans Hess, président de Swissmem affirmant qu’au sein du Conseil fédéral, personne ne comprenait ce qui se passait dans l’industrie des machines. Une véritable banderille plantée dans le dos de Schneider-Ammann, lui qui fut de longues années durant président de… Swissmem!

De son côté, Patrick Linder a renchéri en jugeant les mots du conseiller fédéral à propos de l’innovation comme totalement déplacés, car ils sous-entendent que les entreprises ne font rien dans ce domaine. «Or, la Suisse figure en tête du classement des pays en termes d’innovation!», a-t-il rappelé.

Rôle de l’état Mais dans quelle mesure l’Etat doit-il soutenir l’industrie?, a interrogé Stéphane Devaux. Pour Patrick Linder, c’est d’abord aux entreprises de prendre leurs responsabilités, et la CEP est là pour les aider.

«Dès le 15 janvier, nous avons pris des mesures avec notre commission Industries pour déterminer les priorités. Notamment au niveau de la formation, des taux de change, et par le biais d’allocations pour soutenir la R&D afin de maintenir la capacité d’innovation des entreprises.»

Au niveau des ORP, la marge de manœuvre est étroite, car limitée par le cadre légal, a quant à lui rappelé Francis Barth. «Nous pouvons tout d’abord agir au niveau de la RHT (chômage partiel).» Les demandes ont été fortes en janvier, et surtout en février, avant de ralentir les mois suivants. Et en mai, 50 demandes ont été adressées pour tout le canton. «Cela ne signifie pas que toutes y auront recours, mais cela illustre bien que la situation est instable», a-t-il relevé.

Et de préciser que ces demandes viennent en grande partie de la région Jura bernois-Seeland. Francis Barth a aussi mentionné qu’il existait un soutien à la formation: l’assurance chômage peut en effet prendre en charge jusqu’à la moitié du salaire d’une personne sans emploi qu’une entreprise engage et à qui elle offre une formation.

Fondamental Comme l’a relevé Catherine Frioud Auchlin, «pour notre entreprise, et pour les sous-traitants horlogers en général, pouvoir recourir à la RHT est fondamental, car il est capital de pouvoir garder notre personnel dont le savoir-faire est essentiel.» Elle a aussi appelé les entreprises qui se portent bien à jouer le jeu de la solidarité avec leurs sous-traitants suisses, ne cachant pas ses craintes de voir certains clients chercher des solutions à l’étranger.

Un appel également soutenu par Patrick Linder. «Aujourd’hui, la responsabilité de chacun est engagée, notamment des grands acteurs industriels qui retiennent leurs investissements. Ils doivent jouer le jeu, sous peine de voir beaucoup de compétences existantes dans notre région disparaître!», a-t-il plaidé.

Alors, que faire? Pour Rolf Muster, il faut d’abord soutenirdans le domaine de la R&D les efforts des entreprises qui doivent faire recours à la RHT. Ensuite, il serait temps de donner aux écoles techniques les moyens d’acheter des machines suisses: «L’an dernier, l’EPFL a acheté sept nouvelles machines, mais pas une seule suisse. Vous trouvez cela normal?»

Et on peut aussi agir dans le domaine de la coopération internationale au développement: «Pourquoi ne pas proposer des biens d’investissements produits en Suisse, des machines par exemple, plutôt que de leur balancer des chèques en blanc dans ces pays?», a-t-il asséné.

Par ailleurs, il a rappelé que la formation d’apprentis coûtait cher aux entreprises formatrices, qui étaient de moins en moins nombreuses. Pour les aider, il a appelé à la création d’un fonds qui serait alimenté par les entreprises qui refusent de participer à cet effort de formation.

Et Rolf Muster d’ajouter que la Suisse devrait également faire des efforts pour soutenir les entreprises qui participent à des salons à l’étranger. «Quand ils nous voient, nos collègues allemands ou italiens nous font des pied de nez, car eux ne paient rien, les charges étant payées par les pouvoirs publics!», a-t-il justifié.

Quant à Patrick Linder, il a plaidé en faveur de mesures de formation dans les entreprises dans le cadre des mesures de chômage partiel.

La parole au public

Inquiétude La syndicaliste Emilie Moeschler a elle aussi fait part de son inquiétude quant à la situation de l’emploi au 2e semestre. D’autant que les statistiques du chômage ne disent pas toute la vérité, car elles ne prennent pas en compte les travailleurs temporaires, ni les frontaliers qui perdent leur job.

Le député-maire de Cortébert Manfred Bühler s’est quant à lui félicité de l’indépendance de la BNS, même si ses décisions sont actuellement douloureuses pour l’industrie. Il a aussi plaidé pour davantage de flexibilité de la part de l’Etat, notamment au niveau fiscal, et en particulier pour les entreprises qui vont enregistrer des pertes sur leurs ventes de produits à l’étranger.

De son côté, Denis Maillefer, chef de projet «contact entreprises» pour le Jura bernois à la Promotion économique bernoise, a avancé une proposition pour contrer les effets du franc fort:«Pourquoi ne pas rattacher le franc à l’euro, ou à un panel de plusieurs monnaies?»

Et Patrick Linder d’en lancer une autre: «Avec les bénéfices de la BNS, on pourrait également créer un fonds souverain.» Des propositions intéressantes, certes, mais qui dépassent largement le cadre du débat, a conclu Stéphane Devaux.

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