Vous êtes ici

Abo

Tavannes

D’un côté la vie et l’amour, de l’autre la mort

Sur un quai de gare de Brigue, Mario Rossi hésite puis scelle son destin. Il a fait le bon choix.

Mario Rossi, une personnalité tavannoise au destin hors du commun. Blaise Droz

Le contexte: en marge de l’inauguration du tunnel ferroviaire du Gothard, Le JdJ revient de manière très indirecte sur l’épopée des grands chantiers alpins. Celle des tunnels et des barrages hydrauliques qui ont si fortement contribué à la prospérité du pays avec l’aide des travailleurs étrangers. Voici l’histoire inouïe de Mario Rossi, le Tavannois d’adoption qui a joué sa vie sur un coup de tête.

 

Blaise Droz

En ce mois de mars 1965, Mario Rossi est un Italien pauvre comme tant d’autres. Travailleur saisonnier, il vient de quitter une fois encore sa Toscane natale.

Comme les hirondelles, il est revenu en Suisse avec les beaux jours. Là-haut au fin fond de la vallée de Saas, il y a du boulot sur le gros chantier alpin du moment. Là, se trouvent beaucoup d’Italiens, mais également des Suisses dont l’équipe de collègues et de copains que Mario Rossi vient rejoindre. Pourtant, sur les quais de la gare de Brigue il hésite, il va, il vient, il songe.

L’amour est aveugle!
Et puis, il croise une dame et avec son énorme bagout et son sourire d’Italien de bonne humeur, il lui parle et lui confie le tourment qui le hante. «Je suis attendu là-haut sur un grand chantier. Pour cela, je dois prendre le train de Viège et ensuite le car postal pour la vallée de Saas où je resterai tout l’été. Seulement, voilà ma bonne amie travaille également en Suisse, à Tavannes, et je brûle d’envie d’aller la rejoindre.»

«N’hésitez pas jeune homme, lui répond la dame. Allez retrouver votre belle, là-bas vous trouverez bien aussi de quoi vous occuper!»

Il n’en fallait pas davantage pour finir de le convaincre et Mario Rossi grimpa illico dans le train pour Berne, puis pour Bienne et Tavannes, avec le sentiment coupable d’avoir peut-être fait un très mauvais choix. C’est bien connu, l’amour est aveugle!

À Tavannes, Mario Rossi a bel et bien trouvé de l’embauche. D’abord chez l’entrepreneur Charlie Huguelet, puis à la Holit, fabrique d’objets en bois plaqués. Il s’était présenté au patron Roland Henzi, qui avait vite compris le potentiel de ce solide gaillard jovial et souriant. C’était un vendredi et le patron lui à simplement dit: «Venez lundi, vous commencez à 7 heures!» La chance s’était rangée de son côté, Mario Rossi avait fait le bon choix. Mais à quel point, il ne le savait pas encore.

Une terrible catastrophe
Alors, sa bonne amie est devenue sa femme et le couple a eu deux enfants. Discrète, Madame Rossi n’aime pas qu’on parle d’elle mais tout de même, elle raconte ce dernier matin d’août 1965, quelques mois à peine après l’arrivée de son chéri.

«Je travaillais à l’usine Otto Walther avec beaucoup de collègues italiennes.» À la pause, le patron leur a parlé d’un ton grave: «Une terrible catastrophe s’est produite hier en Valais, à Mattmark. Plusieurs dizaines d’ouvriers italiens et suisses ont été ensevelis sous une masse énorme de glace et de neige durcie qui s’est détachée du glacier de l’Allalin.»

Mattmark? Un nom quasi inconnu jusque-là, mais qui allait désormais hanter les esprits pendant des années en Suisse et en Italie. Quatre-vingt huit travailleurs du chantier d’un barrage alpin, dont 57 saisonniers italiens, et y ont trouvé la mort.

Emotion intense
Mattmark! Quant on prononce ce nom 51 ans plus tard, les larmes coulent à flot sur les joues de Mario Rossi, sa voix de stentor se brise tant l’émotion est intense. C’est en ce lieu maudit qu’il se serait trouvé à coup sûr s’il n’avait pas changé brusquement d’avis à la gare de Brigue, quelques mois avant la catastrophe. Ses copains de l’équipe de chantier avec qui il travaillait l’année précédente et à qui il avait fait faux bond par amour y ont tous trouvé la mort le 30 août 1965 à 17h15 très précisément.

Après le temps de l’incrédulité puis du deuil est venu celui des questions. Etait-il judicieux de placer cantines et baraquements directement sous la langue du glacier de l’Allalin? Celui-ci avait– il déjà montré des signaux alarmants avant ce dramatique 30août? Jusqu’en 1972, date du procès en appel qui blanchit les patrons, ingénieurs, géologues et glaciologues, le mot Mattmark était sur toutes les lèvres. Dans la tête de Mario Rossi, les idées s’entrechoquent.

Quel étrange destin que celui qui l’a fait monter dans un train plutôt que dans l’autre. Depuis lors, Mario Rossi est devenu une figure emblématique de Tavannes. Sa vie n’a pas toujours été facile pour autant. Pendant des grands nettoyages, il avait fait une chute à la fabrique et depuis ce jour, il doit s’aider d’une canne pour marcher.

Désormais, à 88 ans, il se fait plus rare dans les rues du village, mais on n’oublie pas sa manière d’interpeller les gens avec son tonitruant «Hé, bonjour, comment ça va?» ponctué du rire confiant de celui qui, en mars 1965 à la gare de Brigue, avait fait le seul choix possible.

Sur un coup de tête!

Articles correspondant: Région »