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Initiative anti-burqa

«Il faut respecter leur choix»

Parmi les opposants à l’initiative «Oui à l’interdiction de se dissimuler le visage», on trouve notamment les collectifs de la grève féministe du 14 juin 2019. Le JdJ a rencontré Manon Cuixeres, une des membres du collectif biennois. Interview.

Manon Cuixeres et les mouvements féministes dénoncent le double discours des auteurs de l’initiative. Yann Staffelbach

Par Philippe Oudot

Manon Cuixeres, dans une société démocratique comme la nôtre, avoir le visage découvert, n’est-ce pas une condition essentielle, d’abord pour le vivre-ensemble, et ensuite, pour favoriser l’intégration?
Je dirais d’abord qu’en cette période de pandémie, le port du masque n’a pas empêché ce que vous appelez le vivre-ensemble… Mais ce qui nous dérange dans cette initiative, c’est cette focalisation sur les femmes musulmanes. Or, celles qui portent le voile intégral sont rares. 20 à 30 personnes en Suisse, selon l’étude la plus récente. Pour elles, qui sont Suissesses, la question de l’intégration ne se pose pas. Pas plus pour les touristes qui portent la burqa, car ces dernières n’ont pas à s’intégrer.

Pourtant, quand on va en vacances dans un pays, on se doit de respecter ses us et coutumes. Pour visiter une mosquée, une femme doit, par exemple, porter un foulard. Pourquoi ces touristes ne devraient-elles pas respecter les usages de chez nous?
En tant que touriste, il y a beaucoup de choses qu’on se permet de faire et qui ne sont pas correctes… En Arabie saoudite, au Pakistan ou en Afghanistan, les droits des femmes sont certes plus menacés que chez nous, mais ce n’est pas parce que certains pays sont en retard en matière de droit des femmes qu’il faut agir de même. Ce que nous défendons, c’est le droit de chacune de faire ce qu’elle veut de son corps, et nous continuerons à nous battre pour ça aussi longtemps qu’il le faudra. Que ce soit en Suisse, en Arabie saoudite ou aux Etats-Unis!

Le débat se focalise principalement autour de la burqa. Ce vêtement est le symbole d’une société archaïque qui considère la femme comme impure, qu’il faut cacher au regard des hommes. Alors, comment vous, les mouvements féministes, qui vous battez pour l’égalité, pouvez-vous cautionner un tel symbole?
Nous ne cautionnons pas le port de la burqa ou du niqab. Mais les femmes qui ont fait ce choix sont parfaitement capables de penser par elles-mêmes et il faut respecter ce choix. Nous rejetons cette vision paternaliste qui nie leur libre arbitre. D’ailleurs, si certaines devaient être contraintes de porter le voile intégral contre leur gré, le Code pénal permet de punir l’auteur de la contrainte. En voulant amender les femmes qui ne respecteraient pas cette interdiction, l’initiative veut les stigmatiser et les exclure de l’espace public. Quel problème va-t-on régler en amendant les femmes qui porteraient le voile intégral? Aucun!

Mais en portant une burqa, ces femmes s’excluent elles-mêmes, car ce vêtement est une barrière infranchissable…
Prétendre qu’elles s’excluent elles-mêmes est pour le moins surprenant…

De fait, elles rendent tout dialogue impossible. Comment voulez-vous entrer en communication avec quelqu’un dont vous ne voyez pas le visage? C’est en cela qu’elles s’excluent elles-mêmes.
Mais si je mets des lunettes de soleil avec mon masque, vous ne verrez pas beaucoup mon visage et cela ne nous empêche pas d’entrer en dialogue.

Mais vous ne pouvez quand même pas comparer des lunettes de soleil à un voile intégral!
Cela demande peut-être un certain effort pour respecter leur choix… Pour nous, le niqab ou la burqa est un symbole religieux et chacun et chacune doit pouvoir vivre sa foi comme il ou elle l’entend.

Chacun est effectivement libre de porter des insignes religieux – la kippa pour les juifs, la croix pour les chrétiens, ou le foulard pour les musulmanes. Mais la burqa, c’est autre chose, c’est une marque de radicalisation, et par-là, de rejet des valeurs de notre société occidentale démocratique…
Je ne peux pas parler à la place des femmes qui ont choisi de porter le niqab ou la burqa, mais nous devons respecter leur choix et essayer de le comprendre.

Vous ne considérez donc pas que ce vêtement est un rejet des valeurs de notre société, une marque de radicalisation, d’extrémisme…
C’est quand même étrange, parce que d’un côté, les partisans de l’initiative affirment que ces femmes n’ont pas le choix, qu’elles sont contraintes de porter le voile intégral et de l’autre, on dit qu’elles ont fait le choix de la radicalisation… Ce double discours ne tient pas. Que veut-on? Libérer les femmes ou combattre l’extrémisme? D’un côté, les affiches de l’UDC montrent une femme portant le niqab qui fronce les sourcils avec l’air menaçant, pour bien montrer qu’il faut les combattre. Mais de l’autre, ce parti prétend vouloir les libérer. C’est totalement contradictoire! En fait, le véritable but de l’UDC, c’est de stigmatiser les personnes musulmanes, et en particulier les femmes, et c’est pour cette raison que nous nous y opposons.

Certains responsables musulmans soutiennent pourtant ouvertement cette initiative. Par exemple Mustafa Memedi, l’imam de la Maison des religions, à Berne, pour qui la burqa ou le niqab n’ont aucun fondement théologique mais sont l’expression de forces islamistes d’un autre âge. Dans notre monde moderne, la prise de position de cet imam ne remet-elle pas en cause votre vision des choses? Pour vous qui défendez la libération des femmes, l’égalité, ce vêtement est tout sauf un symbole d’égalité…
Cet imam ne va pas libérer les femmes en leur interdisant de faire quelque chose. Qui plus est, c’est un homme et il n’est donc pas très légitimé pour parler des femmes musulmanes.

Mais quand cette autorité religieuse assure qu’il n’y a rien dans le Coran justifiant le port du niqab ou de la burqa, cela ne remet-il pas en question votre opposition à cette initiative?
Non. Nous ne sommes pas pour ou contre le port de ce vêtement, nous rejetons l’interdiction faite aux femmes de faire quelque chose.

Si certains pays comme le Sénégal, dont la population est à 90 ou 95% musulmane, interdisent le voile intégral, en quoi trouvez-vous choquant qu’on veuille le bannir chez nous?
Je le répète, cette initiative est inutile, parce que nous partons du principe que les femmes qui portent le niqab ou la burqa ont fait ce choix. Et si certaines devaient y être contraintes, ce serait leur infliger une double peine.

En quoi?
Parce qu’elles ne pourraient plus sortir et resteraient enfermées avec l’auteur de cette contrainte. Or, on a vu pendant le confinement une forte augmentation des violences conjugales.Alors qu’on prétend vouloir libérer les femmes, on les stigmatise en les mettant dans des situations encore plus précaires. C’est d’ailleurs une vision extrêmement paternaliste, que nous dénonçons:ne nous libérez pas, on s’en charge!

Mais d’autres pays, en Europe, ont franchi ce pas et interdit le voile intégral…
Effectivement, mais des études en France ont montré que l’interdiction a eu l’effet inverse. Il y a plus de femmes qui portent ce vêtement depuis l’interdiction. Cela démontre bien que cette initiative est inutile, et même contre-productive.

Elle a été lancée par le comité d’Egerkingen, proche de l’UDC. Dans quelle mesure cela a-t-il pesé dans votre choix et celui des mouvements féministes de vous y opposer?
Voyez-vous, l’UDC, qui prétend libérer celles qui portent le voile intégral, s’oppose systématiquement à toutes les avancées sociales en faveur des femmes. On l’a encore vu récemment quand ce parti a combattu un plan de lutte contre les féminicides. Nous dénonçons l’hypocrisie de cette initiative qui n’est qu’une instrumentalisation du féminisme. Le manifeste des collectifs de la grève féministe est très clair: nous n’acceptons aucune contrainte. Apartir de là, il n’y a pas à se poser trop de questions.

En voulant interdire de se masquer le visage, l’initiative vise aussi les hooligans et autres casseurs. Quand on voit les violences à l’issue de matches ou de manifestations, n’est-ce pas un argument qu’il faut aussi prendre en compte?
Mais la question ne se pose pas en ces termes. Il faut bien sûr sévir contre les casseurs, mais interdire de se masquer n’y changera rien. D’autres mesures sont nécessaires pour lutter contre ce phénomène.

Pour convaincre celui ou celle qui hésite encore, quel est votre ultime argument pour refuser l’initiative?
Nous nous opposons à ce qu’on légifère sur le corps de femmes, sur les vêtements qu’elles peuvent porter ou non. Alors que ses auteurs prétendent vouloir libérer les rares femmes qui portent le voile intégral, ils ne cherchent qu’à stigmatiser la population musulmane dans son ensemble et en particulier les femmes qui ont fait ce choix en les excluant de l’espace public et en les désignant comme étant coupables d’extrémisme ou de fanatisme religieux. Ce n’est pas comme ça qu’on va lutter contre la vision patriarcale de la société. Il faut mettre en place des mesures de lutte contre le féminicide, des outils de prévention contre le harcèlement de rue et le viol. Il faut une éducation au consentement dans les écoles dès le plus jeune âge. Il y a des mesures concrètes pour faire avancer la cause des femmes et l’égalité, et cette initiative n’y contribue pas, bien au contraire.

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