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Bienne

Le nom des rues à l’épreuve du bilinguisme depuis plus de 150 ans

Le bilinguisme sur les panneaux des rues a été décidé en... 1860 par le Conseil municipal. Mais malgré des pressions politiques répétées, certains lieux n’existent toujours qu’en allemand ou en français.

Sur les 322 rues, chemins ou places de Bienne, la grande majorité possède un nom bilingue. Seuls huit n’existent que dans une seule langue. Une trentaine d’autres bénéficient d’une «fausse traduction», comme le chemin de Beaulieu (Beaulieuweg en all.) A.

Par Didier Nieto

Un panneau où il est écrit uniquement «Esplanade Laure-Wyss»? Le Parti radical romand n’en veut pas. Une enseigne dans une seule langue, c’est une «entorse au bilinguisme», a vitupéré Maurice Paronitti lors de la dernière séance du Conseil de ville, avant de sommer les autorités d’ajouter un libellé allemand – soit «Laure-Wyss-Esplanade» – sur la plaque qui signale le nouvel espace vert. Mais le Conseil municipal ne s’y résoudra pas: le mot esplanade étant identique en français et en allemand, il est inutile, et inesthétique, de l’apposer deux fois sur la même enseigne (Le JdJ du 20 août).
Entorse au bilinguisme ou pas, ce panneau monolingue est loin d’être une exception à Bienne. Selon le répertoire officiel, la ville compte huit rues dont le nom n’existe que dans une seule langue: Im Grund, Sonnhalde, Tanzenmatt, Ring, Rochette, Fuchsenried, Sonnhalde et Falbringen. Une trentaine d’autres bénéficient, elles, d’une traduction qui n’en est pas vraiment une: le chemin de Beaulieu se dit Beaulieuweg en allemand, alors que la Lindenhofstrasse s’appelle rue du Lindenhof en français.

La base du bilinguisme
Pour comprendre l’origine de ces particularités, il faut se replonger au cœur du 19e siècle. Retour à Bienne, en 1860. Depuis une quinzaine d’années, l’industrie horlogère de la ville est en plein boom. Les entreprises florissantes attirent des milliers d’ouvriers romands, principalement de l’Arc jurassien. En raison de son histoire et de sa situation géographique, la cité seelandaise s’est toujours jouée de la frontière des langues. Mais l’afflux massif d’horlogers francophones modifie profondément – et durablement – l’ADN linguistique de la ville. En 1860, le Conseil municipal envoie un signal fort à la population romande: il décrète que tous les panneaux de rue doivent être rédigés en allemand et en français. «C’est la première décision politique qui officialise le bilinguisme», souligne l’historienne biennoise Margrit Wick.
Cette décision n’est toutefois pas évidente à appliquer. Car si, à l’époque, on parle déjà de la Burgplatz ou de la Nidaugasse, Bienne ne dispose d’aucune toponymie officielle et beaucoup de rues n’ont pas de nom. La ville est divisée en quartiers que l’on distingue par des couleurs. Le vieux bourg, par exemple, est le quartier rouge. Déjà nébuleux à la base, ce système chromatique affiche ses limites avec la rapide extension urbaine de la cité. Pour clarifier le plan de la ville, les autorités édictent le premier registre des noms de rues de Bienne en 1890. La promesse faite par le Conseil municipal faite 30 ans plus tôt n’est que partiellement tenue: si de nombreuses rues sont nommées dans les deux langues, d’autres demeurent uniquement en allemand.

La grande révision de 1936
Autour de 1900, on trouve déjà à Bienne des plaques de rues bilingues. Mais les fusions de Bienne avec Boujean, en 1917, puis avec Mâche et Madretsch, en 1920, sèment la pagaille dans la nouvelle toponymie de la ville: Bienne compte désormais trois rues de la Champagne et de nombreux chemins qui ne portent aucun nom officiel. Pour mettre de l’ordre, le Conseil municipal crée une commission des noms de rues en 1923. Celle-ci lance, quelques années plus tard, une grande révision du répertoire toponymique. Les travaux aboutissent en 1936. «La commission a comblé de nombreuses lacunes. A ce moment-là, la plupart des rues ont aussi un nom en français», indique Margrit Wick. La plupart, mais pas toutes. Sans vraiment que l’on sache pourquoi, Sydebusweg, Weissenrain ou Hintergasse restent sans traduction. Et pour de nombreuses années encore.

Le malaise
1979. L’Entente biennoise, un parti politique aujourd’hui disparu, exige que la Ville adjoigne un nom français à toutes les rues qui n’existent qu’en allemand. «Si le bilinguisme fonctionne la plupart du temps correctement à Bienne, il subsiste quelques exceptions», regrette Jean Varrin dans sa motion. La commission ad hoc promet de donner suite à la requête, «dans la mesure du possible». Mais «la traduction systématique de tous les noms actuellement en vigueur n’est pas facile, surtout lorsqu’il s’agit de ‹lieux-dits›», prévient-elle, en ajoutant ce commentaire fort maladroit:  «Certaines traductions ne seraient pas comprises dans notre région qui a un vocabulaire français relativement restreint.»
Faute de documents, difficile de savoir quels changements toponymiques a provoqués l’intervention de l’Entente biennoise. Mais le débat inspire à Jacques Lefert cette réflexion qui n’a rien perdu de son actualité. Dans les Annales biennoises de 1979, le traducteur municipal résume bien le conflit linguistique: «On ne peut nier le fait que certains biennois de langue française ressentent un malaise à devoir lire, prononcer et utiliser des noms de rues de leur ville qui n’existent qu’en allemand.» Ce malaise se heurte cependant à «la volonté d’une certaine retenue, de ne pas verser dans un principe absolu, un désir de respecter les traditions propres à la ville et à son développement.»
Mais le malaise perdure et déclenche une nouvelle salve politique en 1995. Fraîchement élu au Conseil de ville, Pierre-Yves Moeschler (PSR) relance le débat: afin de contribuer au «sentiment d’intégration» des francophones, le Conseil municipal est prié d’attribuer un nom dans les deux langues à toutes les rues de Bienne, «à moins que la pratique actuelle ne soit justifiée par l’originalité historique du lieu-dit», écrit-il en substance dans un postulat. L‘élu y propose par exemple de traduire chemin du Berghaus par «ch. du Cabanon» ou Fuchsenried par «Côte-aux-Renards».

Le dernier débat?
«Côte-aux-Renards». L’expression fait éclater de rire Margrit Wick. «Fuchsenried n’a rien à voir avec les renards, c’était le nom d’une famille qui possédait des vignes à cet endroit», explique-t-elle. «Quant au Berghaus, c’était une ferme imposante, puis un foyer pour enfants. Il s’appelait comme ça. Alors c’est absurde de vouloir le traduire.» Le respect de l’histoire et des habitudes véhiculées par d’innombrables générations: voilà le frein à la traduction automatique, voilà les limites du bilinguisme.
C’est, encore une fois, en suivant cette logique que le Conseil municipal a répondu au postulat de Pierre-Yves Moeschler. En 2002, il attribue un nom français à 11 nouvelles rues: Hintergasse devient, enfin, rue Arrière et Rennweg ch. de la Course, entre autres. Ring, Sonnhalde ou Im Grund resteront sans équivalent. L’année suivante, la commission des noms de rue est dissoute. Le débat est clos. A moins que Laure Wyss vienne involontairement de le rouvrir.

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