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Montres

Le royaume aux millions de pièces

Spécialisé dans les pièces d’horlogerie et les équipements d’atelier, le magasin Fournitures Herrly est connu dans le monde entier. Rencontre avec son propriétaire, Maurizio Zannol, un homme né quelques décennies trop tard.

Même s’il n’a pas de site internet, Maurizio Zannol accueille dans sa boutique des horlogers de Barcelone, Turin ou encore Tokyo. Photo Anita Vozza

Tobias Graden (Traduction Marcel Gasser)

Au téléphone, l’interlocuteur a une demande pressante. Il insiste, hausse le ton. En anglais, il parle d’une «bonne opportunité commerciale». Au bout du fil, Maurizio Zannol ne souhaite pas entrer en matière. «Je ne suis qu’un petit magasin, j’ai ma clientèle et je suis content comme ça. Je ne recherche aucune opportunité commerciale. Merci quand même et au revoir.» Maurizio Zannol soupire. Il reconnaît avoir été un brin arrogant. Mais il a déjà assez de travail avec son magasin, qui porte toujours le nom de son prédécesseur: Fournitures Herrli, un commerce de la rue Franche spécialisé dans les fournitures d’horlogerie et les équipements d’atelier pour horlogers.

Dans les cercles spécialisés, Maurizio Zannol est connu dans le monde entier. Des horlogers de toute la planète viennent vers lui. Des classes entières d’apprentis en provenance de Turin, Barcelone ou Tokyo se fournissent ici en pièces de rechange et en outils.

Pourtant, Maurizio Zannol n’a même pas de site internet: pas le temps de s’en occuper. Il sait que son magasin aurait tout à gagner d’être en ligne, mais il n’a pas envie de toucher plus d’argent. «J’ai tout ce qu’il me faut, et je ne vois pas très bien ce que je pourrais m’acheter en plus. Eventuellement de vieux chronographes.»

Jauger le client
Deux messieurs entrent dans le magasin. L’un d’eux, un Allemand, se présente comme un collectionneur. «Je cherche d’anciens mouvements, des pièces isolées. Et également des boîtiers en acier inoxydable. Vous auriez quelque chose dans le genre?», demande-t-il. Maurizio Zannol lui répond qu’il a encore quelques boîtiers, mais plus de mouvements. A mots couverts, il nous laisse cependant entendre qu’il possède encore une série de mouvements Omega. Les deux clients n’ont pas entendu, n’insistent pas et finissent par partir.

Une affaire manquée, non? Maurizio Zannol soupire à nouveau: «Ce type vient d’Allemagne, probablement d’une grande ville, en pensant faire une bonne affaire au fin fond de la province. Comme si je ne connaissais pas la valeur des choses! S’il avait vraiment été un collectionneur, il aurait demandé des modèles bien précis.» Maurizio Zannol est manifestement capable de jauger un client en une fraction de seconde. Et pour faire marcher son magasin, il n’est aucunement tributaire des intermédiaires. «J’accède fort bien au client final sans eux.»

Vingt millions de pièces
Le royaume de Maurizio Zannol est certainement unique en Suisse. Il a certes déménagé depuis peu dans de nouveaux locaux et dispose aujourd’hui de deux étages. Mais l’entassement de matériel est tel qu’il est difficile de se frayer un chemin. On trouve toutes les pièces de montre dans son échoppe, des outils, des bouquins, de petites machines, des articles publicitaires...

Le magasin abrite au moins 20millions de pièces au total. Quelle est la valeur du magasin? «Il n’a pas de prix, ou alors juste le prix de ce que j’arrive à vendre. Mon objectif n’est pas de réaliser le plus gros profit possible, mais d’avoir un assortiment aussi vaste que possible pour que les clients trouvent ce qu’ils cherchent.»

Pas un nostalgique
Récemment, la NZZ a découvert l’existence de Maurizio Zannol et lui a consacré un portrait d’une page entière. On peut y lire que ce magasin est «l’antithèse même du monde des montres bracelets de luxe tel qu’il apparaît sur les pubs en papier glacé», et que son propriétaire est «un archiviste de la manufacture horlogère, un collectionneur d’objets perdus et le sauveur d’un monde oublié». Le journal conclut en affirmant qu’un tel homme doit forcément être «un mélancolique».

Il est vrai que Maurizio Zannol est venu au monde quelques décennies trop tard. Il fait figure de personnage exotique dans un monde horloger où les grandes marques font tout pour contrôler l’intégralité de la chaîne de création de valeur, jusqu’au service après-vente. Mais Maurizio Zannol n’est pas un nostalgique. Lorsqu’il vante les avantages du temps passé, c’est surtout pour se livrer à des considérations sur la qualité. Il s’empare d’un petit soufflet. «Il est fabriqué en plastique: il tient deux ans. Jadis, ils étaient en métal, et ils tenaient 40 ans», commente-t-il.

Même constat pour les poinçons: il y a des horlogers qui viennent chez Zannol pour se procurer de vieux poinçons usagés. Ils ont certes déjà servi durant des décennies, mais ils durent quand même plus longtemps que ceux qui sont construits aujourd’hui. «Regardez cet outil, avec sa poignée d’ébène: c’est quand même autre chose que le modèle en plastique, la sensation n’est pas la même. Vous savez, le matériel d’aujourd’hui n’est pas meilleur, il est juste meilleur marché.»

Mais où Maurizio Zannol trouve-t-il toutes ces pièces? «Je les achète généralement en petites quantités, mais il m’arrive aussi d’acheter des ateliers entiers de vieux horlogers qui se débarrassent de leur inventaire», explique-t-il. Examiner, acheter, trier: voilà l’occupation qu’il affectionne le plus.

Mieux seul
Le portrait dressé par la NZZ a piqué la curiosité de la télévision. Cette semaine, il a participé à l’émission du présentateur Kurt Aeschbacher. S’il a accepté l’invitation, c’est qu’il s’est senti investi d’une mission: faire découvrir au public la profession d’horloger, montrer que ce sont ces horlogers indépendants qui ont maintenu en vie la tradition de la manufacture horlogère.

Il redoute néanmoins les conséquences de son passage à la télé. Après l’article de la NZZ, il avait déjà été submergé de nouvelles demandes. Or, il y a bien des jours où Maurizio préfère la solitude. «Parfois, je me sens mieux seul. Je vais et je viens dans mon magasin, je vaque à mes occupations. Quand j’ouvre sur les coups de 9h et que le premier client attend déjà sur le pas de la porte, je me demande s’il n’a rien de plus intelligent à faire», conclut-il. Ce qui ne l’empêche pas de le faire entrer dans son royaume et de l’aider à trouver la pièce rare qu’il est venu chercher.

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