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Bienne

Les fumeurs de crystal cherchent de l’aide

Très en vogue dans certains pays, notamment aux Etats-Unis, la drogue crystal meth est considérée ici comme un épiphénomène – qui est en hausse. Le point avec deux consommateurs et une spécialiste en addiction.

En général, les consommateurs de crystal meth le font chez eux, derrière des portes closes, et pas lors de fêtes ou en public. Keystone

Par Hannah Frei / Traduction Marcel Gasser

A l’époque où Joris Künzli*, 34 ans aujourd’hui, consommait tous les jours du crystal meth, le moins qu’on puisse dire c’est qu’il était plein d’énergie. Il lui arrivait de rester éveillé 24/24h durant six jours. Se lever le matin, geste abhorré s’il en est, n’avait plus aucune importance: il était déjà réveillé.

Mais parfois, c’est son corps qui capitulait: il avait besoin de sommeil et de nourriture. Alors il dormait et mangeait un peu. Puis le jeu reprenait de plus belle: six jours d’éveil non-stop, suivis de 14 heures de sommeil, puis cinq jours d’éveil suivis de 15 heures de sommeil. Tout semblait parfait: pas de signe de fatigue, une énergie indomptable qui lui permettait de ne jamais faire de pause. Consommer du crystal et travailler? Aucun problème. «Sous l’influence du crystal, on ne voit pas les choses avec un voile devant les yeux. Au contraire, on en a une perception très claire et nette, d’une exceptionnelle acuité», raconte Joris Künzli, sur un ton rêveur.

Angoisses et délires de persécution
Après quelques mois, le scénario a changé du tout au tout, et la déchéance s’est amorcée. Joris Künzli a vu son aspect se dégrader, son visage blêmir, se décomposer et s’enflammer. «Mais le pire, c’étaient les angoisses et les délires de la persécution: je n’osais plus sortir de chez moi», raconte-t-il. Jamais il n’aurait imaginé qu’une chose pareille puisse arriver à un homme jeune, robuste et résistant comme lui.

En très peu de temps, il a perdu son job et sa compagne: le crystal était parvenu à le briser. Pendant longtemps, il a même douté que la drogue ait pu être seule la cause de tant de ravages. Ou plutôt: il a refusé de l’admettre. Par bonheur, une ancienne amie a repris contact avec lui et lui a fait changer d’idées.

Il a alors décidé de reprendre le contrôle de son existence. Il a quitté Bienne, s’est installé dans une commune du Seeland et a tourné le dos à ses amis consommateurs de crystal. Pendant six mois, il est resté cloîtré chez lui, pour se remettre de la drogue et de ses dégâts. «C’était une sorte de sevrage dur», raconte Joris Künzli. Certains jours l’existence lui devenait insupportable, et il a maintes fois caressé l’idée de se suicider. Mais il a résisté. Aujourd’hui, il a retrouvé du travail et toute son énergie. «Mais sans crystal meth», ajoute-t-il.

L’histoire n’est pas nouvelle
La mésaventure de Joris Künzli n’est pas nouvelle. Des milliers de victimes l’ont déjà racontée, aux Etats-Unis, en Allemagne, en République tchèque et en Thaïlande. Mais c’est la première fois qu’elle est relatée par un Seelandais. En Suisse, le crystal meth est qualifié d’épiphénomène. En 2016, des examens effectués sur les eaux usées de plusieurs villes européennes pour y repérer les traces de drogues ont démontré que la présence de crystal était négligeable en Suisse.

Il n’y a guère qu’à Neuchâtel où les valeurs étaient comparativement élevées, ce qui a poussé la ville à réagir par un travail de prévention. Bienne n’a participé qu’une seule fois à cette étude internationale, en 2014. Mais ni les statistiques criminelles biennoises, ni la fondation Addiction Suisse, ne sont en mesure de livrer des chiffres récents sur la consommation de crystal meth.

Cette année, les choses semblent avoir bougé à Bienne, à l’instigation de Haike Spiller, responsable des consultations en matière d’addiction auprès de Santé bernoise. Elle a constaté une progression de la consommation de crystal meth à Bienne. «Mes collègues de travail et moi-même observons que, tout à coup, il y a davantage de clients qui nous approchent pour des problèmes liés au crystal», explique-t-elle. Il y en a eu dix en 2018, à savoir autant que durant les cinq dernières années.

Jusqu’ici, les rares consommateurs se connaissaient tous et provenaient tous du même coin. «Mais aujourd’hui, ce n’est plus du tout le cas», poursuit-elle. Haike Spiller a donc commencé de se renseigner auprès de ses collègues de travail dans les autres villes du canton, pour voir si, là aussi, on avait constaté une recrudescence de cas liés au crystal meth. Mais aussi bien à Berne qu’à Thoune ou encore à Langenthal, il n’y a aucun cas répertorié.

Les débuts d’une tendance
Haike Spiller parle donc de l’amorce d’une tendance dans la cité seelandaise. Qu’il y ait autant de cas de toxicomanie liés au crystal, justement à Bienne et cette année, voilà qui pourrait certes relever du hasard. «Mais nous ne croyons pas beaucoup au hasard», relève Haike Spiller. Le crystal meth n’est pas une drogue nouvelle. Avant d’emménager à Bienne, il y a six ans, cette spécialiste a travaillé durant 20ans aux Etats-Unis. Elle a donc assisté à la vague de crack et de cocaïne au début des années 90 et à la montée en puissance du crystal meth.

Là-bas, la consommation de crystal s’est d’abord limitée à un groupe de population bien précis: les homosexuels, de sexe masculin. «Ce n’est pas du tout le cas à Bienne, où les gens qui cherchent de l’aide sont principalement des jeunes femmes, autour de la trentaine», poursuit-elle. Ce phénomène s’explique peut-être par l’accessibilité de cette drogue, qui est souvent introduite à la maison par le conjoint.

«En clair, les femmes n’ont pas besoin de faire la rue pour s’en procurer», explique-t-elle. Autre piste d’explication: la double charge que constituent la famille et le travail, et que la plupart des femmes jeunes doivent supporter. Le crystal permet alors de surmonter de longues journées de 10 heures où, après le travail, il faut encore s’occuper du ménage et des enfants. «Les femmes que je vois se mettent au lit à 2h du matin et se lèvent à 6 h», observe-t-elle.

Autre explication: la consommation de crystal meth coupe l’appétit, ce qui a un côté attractif pour les jeunes femmes, qui perdent ainsi du poids tout en devenant plus efficaces. Ce sont les effets secondaires qui les font consulter, notamment pour pouvoir assumer leur rôle de mère.

Bon marché à Bienne
Ces dernières années, Joris Künzli a également constaté que les jeunes Biennois sont de plus en plus nombreux à rechercher du crystal et à en consommer régulièrement. Lui-même n’en consomme plus que rarement, peut-être une fois tous les deux mois. «C’est difficile, car chaque odeur, chaque musique, chaque moment que tu associes à cette drogue te ramène dans le passé», raconte-t-il.

Grâce au soutien de son amie, il parvient pourtant à résister. C’est elle qui, dans ces moments-là, le détourne de ses vieux démons. Il est effrayé de voir la quantité de gens qui consomment de cette drogue dans le Seeland. «Quand ils tentent d’arrêter, ils replongent rapidement; alors ils se mettent à financer leur consommation par le trafic», poursuit-il.

Et c’est très lucratif: à Bienne on peut rapidement amasser une petite fortune. Car le crystal y est nettement moins coûteux qu’à Zurich, «où un gramme coûte autour de 700francs, contre la moitié à Bienne». Il y a trois ans, Joris Künzli l’obtenait même pour 300 francs le gramme, et ça n’a pas vraiment changé. Comparativement à la cocaïne, cela peut paraître beaucoup. «Mais il faut savoir que moins d’un dixième de gramme de crystal suffit généralement pour une dose, du moins au début», précise-t-il. Car comme pour beaucoup de drogues, une fois que l’organisme s’est accoutumé à la substance, il faut en effet augmenter les doses.

La consommation de crystal va croître
Vu les prix relativement bas pratiqués à Bienne, beaucoup de gens de l’extérieur y viennent pour se ravitailler, et ce ne sont pas les dealers qui manquent. Joris Künzli estime qu’il y aura de plus en plus de crystal en circulation ces prochaines années, car la demande existe. Et quand la demande croît, fatalement les prix baissent.

Du coup, la situation va devenir intéressante pour les adolescents et les jeunes adultes qui, actuellement, ne peuvent pas se payer un gramme à 300francs et préfèrent une pilule d’ecstasy à 15 ou 20francs.

Gabriela Fankhauser* a 27 ans. Consommatrice de cocaïne, d’amphétamines et de MDMA, cette Biennoise consomme aujourd’hui encore également du crystal, et cela depuis l’âge de 21 ans. «Peut-être une fois par semaine», précise-t-elle. Ni elle, ni Joris Künzli ne correspondent aux photos diffusées par les médias qui présentent les personnes dépendant du crystal comme des gens abrutis, déchus et brisés. Non, ils ont conservé toutes leurs dents, affichent un visage exempt de boutons et ont l’air en bonne santé.

En revanche, et c’est assez frappant, ils ne tiennent pas en place. Et le regard de Gabriela Fankhauser est particulier: à la fois vif, incisif et vide. Elle parle avec un débit rapide, mais elle donne aussi l’impression de faire constamment des efforts pour se concentrer. «Déjà quand j’étais gosse, je savais qu’un jour j’essaierais les drogues», raconte-t-elle. Pendant l’entretien, l’aveu finit par tomber: «Pour tout dire, j’ai consommé du crystal aujourd’hui.» 

Tester ses limites
Actuellement, Gabriela Fankhauser n’a pas de problème avec la drogue. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Elle aime vivre dans l’excès et tester ses limites. «J’en ai toujours demandé davantage à la vie», raconte-t-elle. Elle aussi, comme Joris Künzli, a sniffé du crystal meth sur une feuille d’alu. Et puis un jour, la privation de sommeil a eu raison d’elle, et elle a dû faire une pause.

Elle s’est alors demandé si cette consommation effrénée valait la peine sur le long terme. «A cette époque, je ne pouvais plus construire de relation avec qui que ce soit et j’agissais avec froideur vis-à-vis de tout le monde», poursuit-elle. Elle a remarqué ce changement d’humeur grâce à une amie qui a eu le courage de lui dire à quel point elle avait changé.

Depuis, elle a passé d’une consommation quotidienne à une consommation occasionnelle. Mais alors pourquoi ne pas arrêter complètement? «Je n’ai pas envie d’être de celles qui essaient cent fois d’arrêter, mais sans succès. Quand le moment sera venu et que la volonté sera là, j’arrêterai d’un coup et définitivement», répond-elle, satisfaite de tenir aujourd’hui sa consommation sous contrôle.

Elle souffre certes des reins, «mais c’est plutôt dû à ma consommation excessive d’alcool», assure-t-elle. Elle ne fait pas grand cas de la société, mais formule tout de même un souhait: «Aujourd’hui le crystal meth est un sujet tabou; personne ne veut en parler. Il faudrait que ça change et qu’on informe le public.»

Informer plutôt que réprimer
Informer, c’est exactement ce que souhaite la spécialiste en addictions Haike Spiller. Elle juge dangereux que les médias présentent le crystal comme l’horreur absolue, une drogue dont la consommation provoque la perte de ses dents et bousille la peau. «Les jeunes femmes ne sont pas stupides: elles connaissent certainement une personne qui en consomme depuis pas mal de temps. Et elles ne constatent pas chez celle-ci les symptômes décrits», déclare Haike Spiller.

Dans leur esprit, cela veut dire que les médias mentent. Du coup, elles ne croient plus à la nocivité de cette drogue, qui est pourtant bien réelle, et le vilain tableau qu’on en dresse n’a plus aucun effet dissuasif sur elles. «C’est ce qu’on appelle se tirer une balle dans le pied», poursuit-elle, convaincue qu’il faut réagir immédiatement.

L’augmentation des consommateurs de crystal meth à Bienne devrait d’ailleurs faire réfléchir les milieux politiques. «En effet, est-il vraiment judicieux de réduire les budgets dans le social et donc de supprimer des postes de travail, alors que la menace que constitue le crystal se précise?», analyse-t-elle.

«Il faut en tout cas observer l’évolution de la situation avec beaucoup de vigilance. En tout cas, j’espère vraiment que le problème ne prendra pas l’ampleur qu’a eue aux Etats-Unis la vague de crack dans les années 80.» Elle appelle de ses vœux une réaction intelligente des milieux politiques face à cette évolution, à l’image de ce qui s’est fait à Neuchâtel où, depuis l’apparition de cette drogue, on ne dénonce pas à la justice les jeunes et les adultes que l’on arrête en possession de crystal meth.

On les adresse directement à la Fondation Neuchâtel Addictions. C’est d’ailleurs ce qui se produit actuellement à Bienne avec les jeunes appréhendés en possession de cannabis. «Ainsi, les adolescents obtiennent au moins les adresses des organismes où ils peuvent se faire conseiller gratuitement le jour où ils ont besoin d’aide ou souhaitent sortir de leur addiction», explique Haike Spiller.

Pour Joris Künzli, il importe de pas mettre tous les consommateurs de crystal dans le même sac et de ne pas stigmatiser outre mesure tous les consommateurs de drogue. Avec une approche du genre «junkie un jour, junkie toujours», on n’aidera personne à reprendre pied. Au contraire, on le découragera de chercher de l’aide.

* Noms connus de la rédaction

 

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