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Innovation

«Nous ne suivons aucun dogme. Ils sont dangereux et constituent une erreur»

Co-inventeur de la Swatch, Elmar Mock fait un travail de pionnier depuis 1986 avec sa société Creaholic. Parler d’innovation avec cet homme, c’est faire un détour par le monde des animaux, où il est question de procréation, de nids et de la stabilité des arbres

Elmar Mock: «L’innovation n’est rien d’autre que le taux de natalité de l’industrie.» Matthias Kaeser

Tobias Graden

Traduction:Marcel Gasser


Elmar Mock, vous qualifieriez-vous de pionnier?

J’ai toujours essayé de faire ce qu’on appelle un travail de pionnier. La notion de pionnier me convient assez, plus que celle d’entrepreneur, de saint ou de riche, des notions qui me posent personnellement problème.

Pourquoi?

Parce que ce ne sont pas des objectifs en soi, mais des résultats. Personne ne peut se définir lui-même comme saint: ce sont les autres qui vous déclarent tel, post mortem. De même, on ne peut pas se prétendre entrepreneur: c’est l’ensemble de ce que l’on a réalisé qui démontre à quel point on a entrepris. Quant à la richesse, personne ne se lève un matin avec pour objectif d’être riche: on devient peut-être riche un jour par le biais de ce que l’on a fait.

En va-t-il de même avec le pionnier?

Oui. On a la volonté de faire quelque chose de différent, de nouveau, de jeter un autre regard sur les choses. Et c’est seulement plus tard que les autres disent: «C’était un pionnier.»

Lorsque vous avez développé la Swatch, étiez-vous conscient de faire œuvre de pionnier?

Pas du tout. L’objectif n’était pas de faire œuvre de pionnier, mais de faire du mieux qu’on pouvait avec les connaissances de l’époque, en suivant ses convictions et ses propres motivations. Une invention n’est pas un objectif: c’est un résultat.

La Swatch est donc née par goût du jeu.

Oui, le goût du jeu a certainement été un moteur important. J’avais le sentiment que la technologie de l’injection plastique était riche de nouvelles possibilités. Le vrai problème était de convaincre la hiérarchie de me confier un tel jouet. C’est ainsi que nous avons soumis le premier dessin de ce qui deviendra plus tard la Swatch.

Alors la naissance de la Swatch serait due au hasard?

Le hasard joue certainement un rôle. Mais quand il se répète souvent, ce n’est plus du hasard.

Alors vous ne vous qualifiez pas de pionnier?

Il s’agit d’une attitude mentale: l’attitude est parfois plus importante que les facultés. Or, dans l’humain, les facultés jouent un rôle central; depuis tout petit, nous apprenons à être bons, à effectuer des analyses correctement et à exercer un bon métier. Mais le critère de créativité, c’est une question d’attitude. Il s’agit d’apprendre des meilleurs, pour devenir meilleur soi-même.

Vous avez dit un jour: «Il ne s’agit pas d’inventer quelque chose qui n’existe pas encore, mais de trouver une solution pour quelque chose appelé à déranger.» En va-t-il toujours ainsi en matière d’innovation?

Une huître heureuse ne produit pas de perle. Pour ça, elle a besoin d’un facteur perturbateur, en l’occurrence un grain de sable. Une société qui est absolument fascinée par elle-même, qui ne repère pas les problèmes, ne fait que vivre: elle n’est pas heureuse.

Quel fut le facteur perturbateur dans la Swatch?

En Suisse, il semblait impossible de produire un bien de consommation (dans notre cas, une montre) qui fût à la fois bon marché et de bonne qualité. Ce facteur perturbateur nous avait d’ailleurs coûté 60% du marché. Notre propos était donc de créer une montre de combat, pas un article de mode. L’effet de mode est un élément qui n’est venu s’ajouter que plus tard, comme quoi l’objectif qu’on se fixe n’est pas obligatoirement ce qui vous apporte le succès par la suite.

Et qu’en est-il de la publicité et du marketing? Chaque année, on nous vend des produits censés être des innovations, alors que seule leur couleur ou leur forme a quelque peu changé.

Oui, c’est de la rénovation. Mais la vraie rénovation, c’est également fondamental. Il est impératif de s’adapter aux besoins des clients et de leur proposer ce qu’ils cherchent, par exemple des écrans plus larges sur leurs smartphones.

Oui, mais on peut aussi manipuler les clients, les persuader qu’ils ont des besoins.

En partie, seulement. Je ne crois pas qu’on puisse systématiquement prendre les gens pour des idiots. Voyez-vous: pendant 5000 ans, l’être humain s’est satisfait de roues en bois cerclées de métal. Un jour, un cinglé a proposé de monter un pneu et une chambre à air. Essayez donc aujourd’hui de faire une campagne de marketing pour les roues en bois…

Au sein de Creaholic, y a-t-il un principe éthique qui consisterait à ne développer que des produits que l’on considère comme utiles?

Nous ne suivons aucun dogme. Les dogmes sont dangereux, ils constituent une erreur. Nous, ce qui nous importe, c’est d’évacuer de la planète les problèmes qui existent aujourd’hui.

Il existe des poupées Barbie qui parlent et qui, grâce à une intelligence artificielle, apprennent. Ce qui fait d’elles des partenaires pour les enfants. Une telle poupée répond certes à un besoin chez l’enfant, mais dira-t-on que cela en fait un produit utile?

C’est vrai. Mais où commence le dogme? Les questions fondamentales que doit se poser un entrepreneur sont celles-ci: suis-je profondément convaincu que ce que je fais est une bonne chose? Puis-je en convaincre les autres? Suis-je disposé à prendre un risque? Si je réponds par oui à ces trois questions, alors je suis sur la bonne voie.

Ce qui importe avant tout aux entreprises, c’est de faire du profit, pas d’améliorer le monde.

Gagner de l’argent n’est pas un mal. Mais c’est un moyen, pas un but. C’est juste un système de mesure. Avoir de l’argent signifie avoir du potentiel.

Vous dites qu’un des trois facteurs de l’entreprenariat est la prise de risque. Lorsqu’une entreprise a atteint la taille et la richesse de Google, le développement de projets éventuellement déraisonnables ne représente plus un risque pour elle.

C’est vrai, mais le risque ne vaut pas seulement pour l’argent, il vaut aussi pour les gens. Suis-je prêt à remettre en question mon image? Suis-je prêt à remettre en question ma carrière? L’investisseur ne fournit un potentiel de travail et ne prend un risque que dans la mesure où il pourrait aussi en faire quelque chose d’autre. Mais les personnes intéressées pourraient fort bien faire quelque chose d’autre de leur temps.

Quelle condition doit être remplie dans une entreprise pour que l’innovation soit possible?

Il y a des contradictions. Chaque être humain a deux instincts de survie. D’une part il doit chasser, manger et se protéger. D’autre part, il doit penser à ce qui restera de lui après sa mort. Dans ce sens, chaque être vivant devrait avoir des enfants.

Et quel est le rapport avec l’innovation?

L’innovation n’est rien d’autre que le taux de natalité de l’industrie. Mais bon: survivre est également très important. Et c’est maintenant qu’apparaît la contradiction: qu’est-ce que je veux, exactement? Devenir champion du monde ou avoir des enfants? C’est cette question que l’industrie doit se poser. Mais il y a un problème: aujourd’hui, l’industrie est organisée de manière matriarcale.

Vous n’êtes pas sérieux, là?

Je ne le pense pas en termes de genre. Mais quand même: quel est le principal objectif d’une mère? Son souhait n’est pas d’avoir une centaine d’enfants, c’est au contraire d’en avoir peu, qui soient bien éduqués et dont elle puisse être fière. L’homme, lui, voudrait concevoir chaque jour un nouvel enfant. Il en va de la créativité comme du sexe.

La créativité, c’est du sexe. Un brainstorming, c’est du sexe en groupe. L’innovation, en revanche, c’est le taux de natalité. Elle n’a pas besoin d’avoir de nouvelles idées en permanence; ce qui lui faut, c’est du temps pour mûrir et pour concentrer en elle de l’énergie.

Mais... qu’est-ce que l’industrie a à voir avec la mère?

Si elle le souhaite, la mère peut avorter. Elle peut mettre un terme à l’innovation, réduire le budget, licencier ou engager des gens. En clair: en matière d’innovation, l’organe le plus important, c’est le comité de direction, qui généralement est focalisé sur sa survie.

Est-ce à dire qu’il faut du chaos pour assurer les ressources? Mais on a de la peine à admettre le chaos.

Dans son existence, tout système passe par trois phases principales: la naissance – du sexe à la naissance – les années d’éducation et les années de rendement – pour autant qu’on ait bien travaillé, fait du profit et eu du succès. Nous nous focalisons toujours sur le succès, mais en route, nous oublions que la génération suivante a aussi besoin de naissance et d’éducation. La plupart des structures que nous avons se concentrent sur la phase éducationnelle. Mais il faut également songer à accélérer les idées.

L’être humain aime bien la linéarité, mais la phase qui conduit à la naissance se déroule de manière chaotique.

Une entreprise a donc besoin de gens qui créent et de gens qui contrôlent et canalisent?

Oui, il faut deux systèmes, comme dans le monde animal. D’un côté vous avez l’oiseau: rapide, vigoureux, intelligent, il est capable d’attraper des moustiques en plein vol. Il n’emporte pas ses œufs avec lui chaque fois qu’il part en mission. Il a séparé les tâches, celle de la chasse et celle de l’éducation des enfants.

De l’autre côté, vous avez le mammifère, qui trimballe sa progéniture avec lui. L’être humain est ainsi fait qu’il porte en lui la génération suivante. En Europe, pourtant, toute l’industrie est en quelque sorte structurée pour des oiseaux. Elle a besoin d’agilité, d’un nid et d’une société stable.

On trouve tout cela en Suisse.

C’est un paradoxe intéressant: la Suisse est à coup sûr l’une des sociétés les plus conservatrices d’Europe. On y trouve surtout des petits-bourgeois, des conformistes qui apprécient les structures solides. Alors qu’est-ce qui fait que nous soyons en même temps si innovateurs? Je crois que ça s’explique par le fait que nous nous fassions confiance les uns les autres: en Suisse, nous partons de l’idée que nos voisins sont des gens gentils et qu’on parviendra ensemble au succès.

Oui, mais la Suisse doit aussi sa stabilité au fait que beaucoup de gens ont peur de perdre leur nid.

D’accord, mais pour qu’il y ait un nid, il faut un arbre robuste et stable. Dans un monde qui se caractérise par son instabilité, la Suisse est un îlot de stabilité. Mais à l’intérieur de ce nid douillet, il faut aussi des gens qui jouissent de leur liberté. Quand la société s’appuie sur une organisation stable, les gens créatifs peuvent s’y sentir libres.

Les sociétés communistes ont procuré à l’individu la plus grande stabilité qu’on puisse rêver. Or, personne ne prétendra que les plus grandes innovations proviennent du bloc communiste.

Justement, c’est parce que la stabilité n’est pas une affaire de sûreté établie politiquement ou contractuellement. La confiance se nourrit en effet du sentiment que chaque individu compte, qu’il est entendu, que la protection sociale et la sécurité prévalent. L’individu ne doit pas avoir peur d’un système politique. Dans une société où l’on ne peut pas faire confiance à l’autre, la liberté intellectuelle est limitée. En Suisse, nous avons la chance d’avoir une immense liberté intellectuelle.

Comment jugez-vous la faculté d’innovation dans la région?

Bienne est une région limitrophe, une région bâtarde, une région «ni-ni». C’est une chance, car les régions limitrophes sont des lieux qui continuent d’évoluer. Ici, il y a de l’inspiration.

En Suisse la menace se précise de plus en plus que le pays se replie sur lui-même et sur ses propres références. Beaucoup de gens ont peur de l’échange. Cela devrait vous inquiéter.

Effectivement, cela m’inquiète. Car nous sommes condamnés à échanger. Nous sommes trop petits pour vivre seuls. La Suisse a toujours vécu de sa collaboration avec l’étranger. Mais il est compréhensible qu’on ait peur de perdre son identité, d’autant plus que de nouvelles cultures s’invitent chez nous.

Aux yeux du créateur, du développeur que vous êtes, l’apport de nouvelles cultures est un phénomène intéressant, non?

Oui, c’est une partie de notre oxygène. Mais en même temps, grâce aux nouveaux moyens comme internet, nous pouvons accéder à la planète entière. Je trouve que le monde n’a jamais été aussi passionnant qu’aujourd’hui.

Abordons encore le sujet du Campus de l’innovation. Il s’agit là d’un encouragement quasiment étatique à l’innovation…

(Il lève les yeux au ciel)

Quoi? Qu’y a-t-il?

Non, rien; je sens que je ne vais pas me faire des amis.

Allez-y, dites ce que vous pensez.

La politique est une sourdine, un système puissant pour mettre des freins, un important moyen pour modérer les choses. Sans politique, la vie serait dangereuse. Mais le moteur, ce sont les individus.

La société Innocampus SA est majoritairement en mains privées, mais c’est quasiment l’Etat qui en a donné l’impulsion. Si je vous comprends bien, vous avez une position critique vis-à-vis de ce concept de parc de l’innovation.

Non, ce n’est pas ça. Mais je suis critique vis-à-vis de certaines décisions, par exemple vis-à-vis de la CTI (Commission pour la Technologie et l’Innovation). Si l’on souhaite réaliser un projet avec son soutien, il faut disposer d’un budget, d’une étude de faisabilité et d’un cahier des charges. En plus, on doit travailler en coopération avec une université ou une haute école spécialisée. Ce qui implique un transfert de technologie, comme s’il n’y avait de technologie que dans les universités et les HES.

La politique de l’Etat en matière d’innovation devrait donc également soutenir les acteurs privés?

Oui. La CTI est un accélérateur. C’est un rôle très important, mais qui présuppose que les idées sont déjà là. Or, l’Etat devrait se demander comment faire pour générer de nouvelles idées.

 

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