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Opération casey en 1946

Quand les Ricains cartographiaient la Suisse

Images d’une Suisse rurale, ou quand les Champs-de-Boujean n’étaient encore que des champs

Bienne et ses alentours, une image prise par les Américains en 1946. Office fédéral de topographie. Swisstopo

Tobias Graben traduction Marcel Gasser

Le 28 mars 1946, le Département politique fédéral (c’est ainsi que s’appelait alors le Département fédéral des affaires étrangères) devait régler une affaire délicate. En concertation avec le gouvernement britannique, les Etats-Unis demandaient en effet officiellement aux autorités suisses de les autoriser à prendre des photos aériennes de notre belle Helvétie.

Ce projet de cartographie, appelé opération Casey Jones, du nom d’un pionnier de l’aviation d’outre-Atlantique, s’inscrivait dans un contexte plus large, puisque toute l’Europe et l’Islande étaient concernées. Les Américains entendaient établir une carte du monde à l’échelle de un sur un million. Cette carte était censée faciliter la navigation aérienne internationale et intercontinentale. Tel était du moins l’argument avancé par les Américains. Les prises de vue aériennes devaient s’effectuer à une altitude de 6000 à 8000 mètres.

Améliorer les relations avec les USA

Au moment où la demande arriva en Suisse, l’opération Casey Jones était déjà bien avancée chez nos voisins. De son côté, la Suisse pouvait difficilement se permettre de décliner la demande, empressée qu’elle était d’améliorer ses relations avec les USA.

La neutralité de la Suisse, voire les accointances de certains de ses dirigeants avec l’Allemagne nazie durant la guerre qui venait de se terminer, suscitaient en effet pas mal de méfiance chez les Alliés. De plus, la cartographie serait également favorable à l’aviation civile suisse, le survol américain s’effectuerait en présence d’observateurs helvétiques et des copies des négatifs de toutes les photos seraient mises à la disposition des autorités helvétiques. Le 26 avril, la Suisse accédait donc à la demande américaine.

Experts suisses complaisants

Globalement, le projet Casey Jones portait sur 5,18 millions de km², un gigantesque travail de survol, de photographie et de cartographie. 66 avions de type Boeing B-17 furent engagés, les fameuses forteresses volantes décisives dans les bombardements durant la guerre en Europe.

Les Anglais et les Américains s’étaient partagé le travail: la Royal Air Force survolait le nord, l’US Army Air Force le sud de l’Europe et l’Afrique du Nord. Pour leur travail en Suisse, les avions décollaient de l’aérodrome de Lerchenfeld, près de Munich. L’opération se déroula du 19 mai au 24 septembre 1946, soit 77 missions sur 34 jours. 4117 photos furent prises, dont seules 84 furent «perdues».

Les experts suisses n’effectuèrent que deux missions de contrôle, ce qui ne représente que 28,6% des vols. Dans leur rapport, le major Gottlieb Imhof et le capitaine Max Brenneisen relatent surtout leur étonnement devant le trafic des véhicules américains sur l’autoroute du Reich entre Augsburg et Munich. Sur la route qui les menait à l’aéroport de Lerchenfeld, ils ont aperçu les criminels de guerre nazis internés au camp de Dachau, qui prenaient le soleil, jardinaient et secouaient leurs draps.

En 1946, Nidau s’arrêtait au canal

Les photos de l’opération Casey Jones sont aujourd’hui disponibles sur Internet, et leur valeur est appréciable. «Elles montrent en effet une Suisse encore largement rurale, couverte de champs et de vergers», déclarait en août Martin Rickenbacher, de Swisstopo, l’Office fédéral de topographie. Les autoroutes n’existaient pas encore, la Suisse ne comptait que 4,5 millions d’habitants, et même les communes situées à proximité des villes forment encore clairement des entités séparées et autonomes.

Le mitage du paysage, conséquence de l’étalement urbain, n’a pas encore commencé, et l’uniformisation des agglomérations est encore à venir. Pour la région de Bienne et du Seeland, les photos sont très explicites. Les Champs-de-Boujean portent bien leur nom: ce ne sont effectivement que des champs.

Quant à la petite cité de Nidau, elle s’arrête au canal Nidau-Büren. Les communes de Nidau et d’Ipsach forment deux villages distincts. A Lyss, la zone située à l’est de la gare est encore en grande partie libre, la zone industrielle n’existe pas. Et à Brügg, à part le centre du village, on ne voit que des vergers.

Ipsach et Nidau forment encore deux villages distincts. Office fédéral de topographie. Swisstopo

Un mystère

Ce que les Américains ont finalement fait de ces photos reste un mystère. Faire une carte à vol d’oiseau au 1:50 000 avec des photos aériennes prises au 1:1 000 000 était une tâche trop compliquée pour l’époque. Les prises aériennes auraient d’abord dû être converties en ortho-photos. L’ortho-rectification est un procédé qui permet de corriger la géométrie des images, notamment les inégalités du terrain. Mais elle ne fut inventée que des années plus tard. D’où cette question: la supposée carte a-t-elle véritablement été établie comme prévu?

Aux USA et en Angleterre, on ne trouve aucune trace concrète de l’opération Casey Jones. Malgré ses recherches, l’Office fédéral de topographie constate qu’aucune carte de la Suisse à l’échelle 1:25000 n’est née de ces survols américains. «A croire que Casey Jones ne fut rien d’autre qu’un programme d’occupation pour états-majors d’escadrilles désœuvrées», conclut Martin Rickenbacher.

Après des décennies d’oubli total, Swisstopo a entrepris ces dernières années de restaurer et de conserver les films-nitrate qui menaçaient de se dégrader irrémédiablement.

Photos accessibles à tous

Lyss, où la zone à l’Est de la gare est encore en grande partie libre. Office fédéral de topographie. Swisstopo

Toutes les photos ont été numérisées. Elles se trouvent aujourd’hui sur un site web accessible au grand public. (map.lubis.admin.ch). Il est facile d’y constater que la technologie américaine de l’époque était largement supérieure à la nôtre.

Comme l’explique Martin Rickenbacher, en 1946 les Américains prenaient leurs photos à une altitude moyenne de 7750 mètres, alors que les équipes du Service suisse de topographie devaient se contenter d’une altitude moyenne de 3100 mètres. Les appareils de photo américains embrassaient donc pour chaque prise de vue une surface nettement plus importante. (en moyenne 109 km² au lieu des 3,5 km² des Suisses).

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