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Jean-Daniel Rohrer

Tramelan, prochain arrêt Montréal...

Le peintre canado-suisse, hôte illustre du CCL.

«Nouvelles», 2018, à partir d’une vieille édition du journal Le Progrès, qui a forcément rythmé son adolescence. Technique mixte sur toile. Photo: Guy L'Heureux

Par Pierre-Alain Brenzikofer

Gilles Vigneault nous l’a appris il y a fort longtemps: son pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver. Habitué aux rigueurs des frimas tramelots, ce n’est certes pas pour cette raison que Jean-Daniel Rohrer a choisi d’émigrer à Montréal. Ce qui ne l’empêche pas de revendiquer deux identités. Mais que de chemin parcouru depuis l’appartement familial, où il esquissa ses premiers dessins, jusqu’à «L’homme de la paix», magistrale sculpture installée au Palais des Congrès d’Hiroshima, au Japon.

Savoir d’où on vient...
Aujourd’hui, l’homme est un peintre reconnu. Prophète en plusieurs pays, démunis compris, eu égard à cette dimension humanitaire qui lui colle à la peau et qu’il met en pratique année après année. «Le devoir du plus fort ne consiste-t-il pas à aider le plus faible?» nous a-t-il joliment interrogé lors de notre rencontre au tea-room jouxtant la maison familiale. Savoir d’où on vient pour savoir où on va. Et qui on est! Sûr, il n’a jamais oublié Tramelan. Paradoxalement, on le verra beaucoup à Saint-Imier ces temps-ci, où il expose ses œuvres au CCL jusqu’au 20 décembre. L’événement est de taille et le Canada ne s’y est pas trompé, qui a délégué son ambassadrice à Berne lors du vernissage d’hier soir.

Et si on commençait par le début? A Tramelan, forcément, où le peintre a vécu «une enfance merveilleuse». Une mère commerçante et férue de lecture, un père horloger et peintre.Mais, surtout, le commerce familial. La mythique librairie-papeterie Rohrer. En fait, un magasin général, comme on dit au Québec, où on trouvait à peu près tout. Furtivement, le jeune Rohrer lorgnait vers les beaux-arts.Prudent et soucieux d’assurer sa succession, le papa l’orienta vers l’école de commerce.

«A 19 ans, toutefois, j’ai pris conscience qu’il serait exclu pour moi de rester à Tramelan.» Paradoxal, tant son sentiment d’appartenance à ce village était puissant: «Mais j’avais envie de découvrir le monde.» Quitte à se diriger vers la pub et la communication, suivre les cours du SAWI, tout en dessinant et peignant en parallèle.

Jean-Daniel Rohrer: à l’aise à Montréal comme à Tramelan. Photo: Stéphane Jourdain

L’urbainqui sommeillait en lui
Toujours est-il qu’en 1984, il s’est découvert en amour – comme on dit au Québec – avec Montréal. Là, le Tramelot a dû admettre qu’il était finalement quelqu’un de très urbain. «Comme ma peinture, d’ailleurs. La ville me nourrit. Et vivre en ville en ayant bénéficié d’une éducation à la campagne, c’est du solide à l’heure de se construire. Et tout ça me rapproche davantage de mon village. Oui, un fort bel équilibre qui dure depuis 30 ans.»

De quoi opter de plus en plus résolument pour la peinture au détriment du graphisme et de la pub qui le nourrissaient. Depuis 2005, il se consacre à son art et en vit: «J’ai choisi le plus beau chemin, conséquence de moult expériences.»

Lâchement, on lui a demandé si la vie au Québec était plus facile, notamment pour la création. «A Montréal, j’ai trouvé quelque chose qui m’a accueilli et aimé et je m’y suis épanoui. Forcément, le fait d’être Suisse francophone avait un petit côté exotique. Cela m’a aidé.»
Surtout, le Tramelot a reçu un accueil magistral dans cette ville où la vie culturelle est particulièrement dense: «Mon atelier est situé dans Mile End, soit la plus grande concentration d’artistes au Canada.»

Et si on laissait un peu la peinture de côté? Car si Jean-Daniel Rohrer a très rapidement barbouillé de gouache mythes et tabous, il a tout aussi vite été plongé dans le chaudron humanitaire. «Avant l’humanitaire, il y a eu la dimension humaine», nuance-t-il. Le fruit et le fait de l’enfance, avec une maman très impliquée dans diverses causes associatives: «J’ai toujours ressenti la nécessité d’être ouvert aux autres.»

A Montréal, l’ancien musicien avait par exemple fondé Show au cœur, méga concert pour venir en aide aux démunis. On l’a aussi convié à animer des ateliers de dessin et de peinture pour enfants défavorisés à Lima, au Pérou: «Pour moi, un formidable déclencheur. Finalement, la plus belle peinture est celle faite par les enfants quand ils ne savent pas dessiner. Quel bonheur!»

Art-thérapie à Haïti
Puis il y a eu Port-au-Prince, en Haïti, où il propose régulièrement des ateliers d’art-thérapie. «Ce n'est pas loin de chez moi», se justifie-t-il presque, avec cette notion des distances typiquement américaine.

Malgré ce qui précède, il redevient Tramelot en une fraction de seconde: «Tramelan est en moi. Je suis très fier de mon village et je connais mon identité. J’aime profondément les gens d’ici.» Assez pour revenir chez lui une fois l’an au moins.

En bon béotien, on ne va pas se risquer à décrire sa peinture, même en repiquant des phrases absconses dans ces brochures élitaires, authentiques béquilles de tant de critiques dits d’art. Charitable, le peintre est venu à notre secours: «Le plus difficile, c’est de matérialiser des fréquences. Avec mes tableaux et mes toiles, je touche les gens qui ressentent les mêmes fréquences que moi. Un peu comme la musique. Oui, le peintre doit matérialiser cette fréquence qui est en lui. Son plus cadeau, c’est quand les autres la ressentent.»

Eloge de la contemplation
Mais basta! il ne se considère surtout pas comme un théoricien. Lâche que la peinture n’est plus à la mode. Qu’elle serait même devenue quelque chose d’obsolète: «Mais plus on avance dans ce monde virtuel, plus la peinture faite à la main me semble capitale.» En ce sens, son style, finalement très vintage – le terme fera bondir les Québécois les plus indépendantistes – trouve toute sa signification dans ce monde de vitesse. Ferait-il ici l’éloge de la lenteur, aussi? Plus précisément, il avoue avoir fait sienne cette citation d’une collègue québécoise: «Ce qui est dans le vent est le destin des feuilles mortes.» Et puis, ne devient-on pas intemporel quand on n’est pas à la mode? Rohrer, justement, s’avoue toujours fasciné par la fraîcheur des peintures de la Renaissance. Et l’humaniste, de manière plus générale, espère mettre un peu de beau dans ce monde. Il en devient presque lyrique, au point de citer quelques phrases tirées d’un recueil de sermons médiévaux du 13e siècle: «Puisque notre cœur est troublé et malheureusement souvent déconcerté, il existe des images pour que l’homme puisse trouver son cœur.»

«C’est d’une incroyable actualité», s’enthousiasme-t-il. Juste pour conclure, on glissera quand même que le Tramelot a été intronisé à l’Académie royale des arts du Canada. Que son tableau «Montréal, ville de paix», trône à L’Hôtel-de-ville de la cité. Qu’il a été exposé un peu partout en Amérique et en Europe, mais qu’il n’a jamais oublié d’où il venait. Décidément, Tramelan est un terreau fertile pour faire croître les grands hommes!

«Ritus Cinéma sonore», 2018. Technique mixte sur bois. Photo: Guy L’Heureux

Expo au CCL
Jean-Daniel Rohrer expose à Saint-Imier au CCL jusqu’au 20 décembre (mercredi-vendredi de 14 à 18h, samedi-dimanche de 14 à 17h, entrée libre.) Aujourd’hui, le peintre sera présent pour une visite guidée à 16h. Il le sera également dimanche 11 novembre, de 14 à 17h, et samedi 17 novembre, de 14 à 17h.

90% des toiles exposées ont été créées spécialement pour cette expo en trois volets. On pourra notamment découvrir de grands formats sur toile, de nouveaux travaux inspirés des polyptyques. Esprit des Amérindiens, es-tu là? «Je suis une éponge», avoue l’artiste. En tout, 45 tableaux, ainsi qu’un tirage de deux lithos spécialement pour Saint-Imier.

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