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Horlogerie

Un fonds à la fois riche, varié et complet

Le CEJARE a présenté hier le fonds horloger exceptionnel de Frank Vaucher remis par ses héritiers. Il est constitué des archives personnelles et professionnelles de ce régleur de précision, considéré comme une véritable légende de la chronométrie

Responsable du CEJARE, Philippe Hebeisen (à g.) a présenté le fonds d’archives Frank Vaucher en compagnie de son petit-fils Fernand (au centre), lui aussi horloger de talent, et de Pierre-Yves Donzé, historien de l’horlogerie et professeur associé à l’Université de Kyoto. Photo © Carole Lauener

Philippe Oudot

«Prince de la précision», «légende de la chronométrie», «mémoire de Longines». Les qualificatifs les plus élogieux ne manquent pas pour évoquer la personne de Frank Vaucher. Hier, le CEJARE (Centre jurassien d’archives et de recherches économiques, voir encadré «Qu’est-ce que le CEJARE?») avait convié les médias pour leur présenter dans ses locaux les archives de cet horloger d’exception, remises à l’institution par les enfants de Frank Vaucher en 2012.
Comme l’a souligné Philippe Hebeisen, responsable du CEJARE, «Frank Vaucher était le dernier et le plus remarquable des chronométriers de Longines». Membre d’une dynastie d’horlogers, il a vécu toute sa vie à Cormoret et travaillé au service de cette entreprise imérienne, de 1947 à 1993. C’est à l’Ecole d’horlogerie de Saint-Imier qu’il a fait son apprentissage. «C’était un jeune homme très doué: il a en effet obtenu ses deux premières distinctions du Bureau officiel de contrôle de la marche des montres de Saint-Imier alors qu’il était encore apprenti», a indiqué Philippe Hebeisen.

Du réglage aux complications

Frank Vaucher va travailler comme régleur de précision jusqu’à ce que les concours des Observatoires s’arrêtent (voir «Vraie star en matière de précision»), en 1970. Ala fin de ces concours, ce génial inventeur et constructeur va intégrer le département Recherches de Longines. Il va notamment s’occuper du repassage (travaux finaux, ndlr) pour les montres compliquées et collaborer à la mise au point de spécialités. Au sein de la cellule Montages spéciaux, il assemble, termine et fignole de petites séries de montres à grandes complications. Père de nombreux calibres créés par Longines, il va contribuer de manière décisive à la mise au point de la montre Lindberg. Il est également à l’origine du Musée Longines inauguré en 1992 et dont il a été le premier conservateur.
Comme l’a relevé Philippe Hebeisen, Frank Vaucher était aussi un homme engagé au sein de la société. Membre fondateur de Cormoret-Sport, il a notamment présidé les assemblées de la commune de Cormoret et, en chrétien engagé, s’est également beaucoup investi sur le plan religieux. Tout au long de sa vie, Frank Vaucher n’a cessé d’accumuler une abondante documentation, tant professionnelle que privée.
Côté professionnel, le fonds contient une foule de documents très techniques, avec notamment des plans de calibres ou des mesures de précision, «et bien sûr les Prix obtenus, qui sont la face la plus visible de son travail». Côté privé, ses relevés météo quotidiens, de 1941 jusqu’à son décès en 2007, constituent une précieuse source d’information sur les changements de temps. «Le fonds qui nous a été remis, qui représente quelque six mètres linéaires, fait justement le lien entre sa vie professionnelle et privée», a souligné le responsable du CEJARE. Une documentation qu’il a fallu trier, inventorier et classer sur du papier et dans des cartons désacidifiés, afin d’en assurer une bonne conservation.

Tombé dans la marmite

Petit-fils de Frank Vaucher, Fernand a dit être tombé dans la marmite de l’horlogerie dès son plus jeune âge grâce à son grand-père. «C’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier en me faisant démonter et réassembler ma première montre. Et il m’a légué non seulement sa passion, mais aussi sa patience et son obstination.» Aujourd’hui horloger spécialisé en complication et restauration horlogères, Fernand Vaucher travaille chez Mont-Blanc, à Villeret. Et si son grand-père était connu pour ses qualités de régleur, de metteur au point, d’inventeur et de mémoire de l’horlogerie, «il est resté très humble, travaillant à son établi jusqu’à son dernier jour».
Comme l’a souligné son petit-fils, Frank Vaucher était un inventeur hors pair, qui a toujours pris plaisir à innover, tant dans son métier que dans sa vie privée. Il a cité l’exemple d’un aspirateur qu’il avait converti… en baratte à beurre! «Pour lui, travailler n’était pas un fardeau, mais un plaisir!»
La précision était aussi de rigueur dans ses loisirs, à l’exemple de son jardin aligné au cordeau. «Et pour éloigner les mulots, il avait mis au point un système de réveil se déclenchant de manière aléatoire.» Fernand Vaucher a toutefois relevé que cette rigueur ne s’appliquait pas à tous ses classements, dont il était le seul à s’occuper et à en comprendre la logique. Et comme il gardait tout et qu’il a amassé des milliers de choses dans sa vie, «c’est un immense travail qui a été réalisé par le CEJAREpour constituer ce fonds unique au monde, à la fois riche, varié et complet!»

Qu’est-ce que le Cejare?

Le CEJARE est une institution créée en 2002 afin de sauvegarder, de conditionner et de mettre en valeur le patrimoine économique et industriel des entreprises du Jura bernois et du canton du Jura. Le CEJARE détient à ce jour environ 60 fonds représentant une centaine d’entreprises. Le plus important est celui de la société Aubry Frères SA. Parmi les autres principaux fonds figurent ceux de l’ancienne usine Schaublin (Bévilard), de Wahli Frères (Bévilard), de Tavannes Machines, ou encore de la fabrique de décolletage Henri Girod (Court).

«On assiste au grand retour des artisans-horlogers»

Historien spécialisé dans le domaine de l’horlogerie, professeur associé à l’Université de Kyoto (Japon) et premier responsable du CEJARE lors de sa création, Pierre-Yves Donzé a souligné l’importance de ce fonds qui met en lumière le rôle des artisans-horlogers dans le réglage de précision et qui donne un éclairage particulier à l’histoire de l’horlogerie. «En effet, même si des centaines de livres et d’articles historiques sur l’horlogerie ont déjà été publiés, chaque nouvelle documentation permet d’en éclairer un aspect particulier». D’autant qu’en l’occurrence, ce sont les archives d’un homme de talent, et pas celle d’une entreprise, comme c’est le cas pour la plupart des fonds du CEJARE.
Comme l’a relevé Pierre-Yves Donzé, Frank Vaucher a fait partie des derniers artisans-horlogers, dont le nombre n’a cessé de diminuer suite à la crise des années 70. «Mais depuis une vingtaine d’années, avec le retour de la tradition horlogère, on assiste à leur grand retour, les maisons horlogères cherchant à mettre en lumière le rapport entre le savoir-faire de ces artisans et leur marque comme argument marketing.»
L’historien a aussi rappelé le grand rôle qu’ont joué les régleurs de précision dans l’histoire de la chronométrie. Ils étaient de vraies stars, car à l’époque, leurs réglages de précision étaient à la seule façon de se démarquer des concurrents. Détail intéressant:lors des premiers concours de précision à la fin du 19e siècle, les régleurs étaient indépendants et les marques recouraient souvent aux mêmes artisans pour présenter des pièces en compétition. «Les entreprises ont commencé à embaucher les meilleurs lorsque la précision est devenue un enjeu publicitaire pour les marques», a-t-il indiqué.
Pierre-Yves Donzé a également rappelé que la fin des concours des Observatoires est liée à l’arrivée des montres à quartz sur le marché, mais également à celle de Seiko dans ces fameux concours de précision. En 1962, la marque japonaise participe pour la première fois et finit dans les profondeurs du classement. Mais cinq ans plus tard, Seiko pointe dans le peloton de tête à Neuchâtel, sans toutefois monter sur le podium. L’année suivante, Seiko remporte le concours de Genève, et l’Observatoire de Neuchâtel modifie son règlement qui exclut de facto la marque. Petite anecdote piquante: la rumeur veut que ce soit Longines qui ait poussé Seiko, qui distribuait la marque imérienne au Japon, à participer à ces concours…

Vraie star en matière de précision

Duels impitoyables

Entré au service de Longines dès la fin de son apprentissage en 1947, Frank Vaucher va passer dans tous les départements, avant de devenir régleur de précision, en 1954. Un poste que la direction de l’entreprise lui propose alors que le Laboratoire suisse de recherches horlogères, à Neuchâtel, tentait de le débaucher. En sa qualité de régleur de précision, il va participer aux concours des Observatoires de Neuchâtel et de Genève, et rafler une foule de distinctions.
Comme l’a relevé Philippe Hebeisen, «les chronométriers se livraient alors à des duels impitoyables grâce aux réglages extrêmement fins et minutieux des mouvements mécaniques». Ces concours étaient très importants pour les marques, car comme en Formule1, ils permettaient d’introduire des améliorations techniques. Les prix obtenus étaient aussi des arguments marketing pour les marques, attestant de la bonne facture des mouvements.

28 Prix Guillaume

En 1955, il dépose ses premiers chronomètres de poche – sa spécialité – à l’Observatoire de Neuchâtel et obtient son premier bulletin, suivi l’année suivante de son premier Prix Guillaume (prix dudit observatoire récompensant des prestations particulièrement remarquables). Durant sa carrière, Frank Vaucher va remporter pas moins de 28 Prix Guillaume. Au total, il aura obtenu plus de 250 prix (1er, 2e ou 3e) pour les pièces qu’il a réglées dans les catégories «chronomètres de poche» et «chronomètres-bracelets».
Dans ces concours, a expliqué Philippe Hebeisen, le but était de s’approcher de 0 sur l’échelle de qualité. Au début des années 60, il égale le record de 3,7 établi par Joseph Ory, régleur chez Omega. Un record qu’il va battre à sept reprises jusqu’à atteindre la note 1,72, record absolu jamais battu ni égalé. Et Philippe Hebeisen de noter que ses exploits ont valu à Frank Vaucher une renommée mondiale.

 

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