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Road trip 3/10: avortement

Le fœtus et la guerre des chapelets

À Colorado Springs, deux Amériques, puritaine et progressiste, s’entrechoquent face à «l’industrie des avortements».

Joseph Martone (à gauche) manifeste tous les samedis contre l’avortement devant la clinique de planning familial de Colorado Springs. Xavier Filliez
  • Dossier

Xavier Filliez

Colorado Springs

Rien n’arrêtera Joseph Martone et ses chapelets. Pas même le vent mordant déboulant en saccades sur Centennial Boulevard, Colorado Springs, surplus d’une improbable tempête de neige en plein mois d’avril.

A quelques mètres de la clinique Planned parenthood (planning familial), lui et son complice du jour, Daniel, prient en silence derrière un éventail de pancartes aux slogans catégoriques: «Ayez confiance en Dieu. Arrêtez les avortements», «Dieu est mort pour vos péchés. Rien ne sert d’assassiner votre bébé pour vous les faire pardonner.»

Les deux sexagénaires sont membres du groupe Respect life du diocèse catholique, qui se réunit ici jusqu’à deux fois par semaine pour une veillée militante où l’on dessine aussi des croix avec du sel sur le macadam. «Une pour les bébés que l’on tue à longueur de semaine. Trois pour les victimes de la fusillade», récite Joseph.

Le 27 novembre 2015, un détraqué pénétrait dans la clinique et ferraillait à qui mieux mieux: trois morts et neufs blessés. En se rendant, Robert Lewis Dear Jr. se qualifiait lui-même de «combattant des bébés». Au cours du procès, il traitait Barack Obama d’«antéchrist». Joseph Martone se distancie vivement des revendications du meurtrier. Il n’empêche: la tragédie rappelle la nature on ne peut plus polarisante du débat sur l’avortement aux Etats-Unis, plus encore en année de campagne présidentielle.

Les cliniques ferment
Le droit d’avorter, qui est une disposition constitutionnelle depuis 1973 (Roe vs Wade), n’a jamais été aussi menacé que durant cette année de campagne présidentielle. Tous les prétendants républicains, sans exception, ont annoncé vouloir interdire l’avortement. Hillary Clinton, elle, le défend. Dans l’intervalle, de nombreux Etats votent des législations très restrictives.

La Cour suprême a invalidé, fin juin, une loi votée par le Texas (Whole Woman’s Health vs Hellerstedt). Le texte exigeait des cliniques prodiguant des avortements qu’elles répondent aux standards des centres de chirurgie ambulatoire et que le médecin pratiquant une IVG ait un «privilège d’admission» dans un hôpital voisin (c’est-à-dire soit en mesure de décider de l’hospitalisation de la patiente en cas de complications), objectifs souvent inatteignables et aboutissant à la fermeture de cliniques comme Planned parenthood, trente en deux ans au Texas.

Des lois similaires sont toujours en vigueur dans vingt-sept Etats. Le Mississippi, le Missouri et le Dakota du Nord par exemple, n’ont plus qu’une clinique ouverte chacun. «Il faut défendre la vie, de la conception naturelle à la mort naturelle. A tout prix.

Même en cas de viol ou d’inceste», martèle Joseph Martone alors que dans le camp opposé, on dénonce une stratégie minutieusement mise en place par les conservateurs depuis des décennies pour saper un droit fondamental, au mieux en rendant l’avortement illégal, au pire en le rendant indisponible. Ce qui pousse les candidates vers de dangereux avortements «faits maison».

Gays, Républicains, athées: bienvenus  
A l’opposé de l’approche moraliste de Joseph Martone et de l’Eglise catholique en général, dénonçant «l’industrie des avortements», pestant sur la distribution intempestive de préservatifs par Planned parenthood et considérant l’éducation sexuelle comme un blasphème, d’autres paroisses pensent au contraire que la contraception et l’éducation sexuelle sont la voie à suivre.

Pas loin du centre-ville, dans une bâtisse qu’on dirait en pain d’épices type «Hansel et Gretel» sur laquelle flotte un drapeau gay arc-en-ciel, la révérende Nori Rost se prépare pour le culte du samedi en accueillant les paroissiens, «des athées, des bouddhistes, des Républicains, des Démocrates», énumère-t-elle fièrement.

C’est le fondement d’All souls unitarian universalist church, un mouvement né de la fusion des universalistes et unitariens ayant émergé au cours de la Réforme protestante en Europe de l’Est: «Quels que soient votre race, genre, classe sociale, orientation sexuelle, nous vous accueillons.»

Nori Rost avait publiquement défendu Planned parenthood et la vocation de ces cliniques dans un sermon qui a fait grand bruit après la fusillade. Aucune ambiguïté dans sa position: «Un zygote est un zygote (réd: nom scientifique donné à l’œuf fécondé, la cellule vivante non divisée). Sa possibilité de devenir une personne vivante ne doit pas remplacer le droit d’une femme à être maîtresse de ses choix.»

L’Eglise qui enseigne la sexualité
All souls unitarian universalist church, rappelle la révérende, est à l’origine d’un programme «complet et très explicite» d’éducation sexuelle dans les écoles, commençant au grade de l’école enfantine et connaissant un succès particulièrement important en «junior high school» (entre 12 et 15 ans).

«La curiosité sexuelle est inhérente à l’être humain. Il faut prendre en compte les changements hormonaux chez les adolescents. C’est la meilleure façon de leur apprendre à éviter de tomber enceinte et ne pas contracter des maladies sexuellement transmissibles», milite-t-on au sein de cette paroisse d’un autre genre.

A quelques kilomètres de là, au bord de la grand-route, Joseph Martone plie ses pancartes et range son chapelet dans un froid polaire. Il ne baissera pavillon que temporairement: «J’ai vu tellement de jeunes femmes se moquer de moi en entrant dans la clinique et ressortir complètement meurtries. Savez-vous que la maman d’Andrea Bocelli voulait avorter? Aujourd’hui, Bocelli est bien vivant. Et c’est un génie.»

La révérende Nori Rost de l’Eglise All souls unitarian universalist church défend le droit à l’avortement. Son Eglise dispense des cours d’éducation sexuelle. Xavier Filliez

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