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Economiesuisse

«L’innovation, c’est la solution pour empêcher la désindustrialisation»

Grand invité, lundi soir, du Rendez-vous économique de Bienne, le président de l’organisation faîtière des entreprises suisses voit dans le rapport de la Suisse à l’Europe le plus grand défi actuel de l’économie helvétique.

Président d’economiesuisse, Heinz Karrer constate que la Suisse a perdu de son attractivité auprès des travailleurs étrangers. Reto Probst

Interview Tobias Graden

Traduction Marcel Gasser

Heinz Karrer, connaissez-vous quelques entreprises de la région de Bienne et du Seeland?
Heinz Karrer: Je songe immédiatement à la branche horlogère, donc au Swatch Group, mais également à d’autres marques comme Breitling. Je connais bien Feintool, Mikron et Heiniger Sport à Lyss, de l’époque où je travaillais à Intersport.

Comment percevez-vous Bienne et le Seeland sur le plan économique?
Je pense surtout à son bilinguisme. D’un côté, j’associe Bienne à la crise des années 1970; de l’autre, c’est aujourd’hui l’une des régions les plus innovantes qui soient. Il y a eu ici une gigantesque mutation, probablement sans égal dans notre pays.

Bienne et sa région sont fortement tributaires des exportations. Les entreprises continuent donc de souffrir du franc fort. Avec le recul, comment jugez-vous l’actuelle situation après ce choc?
Il faut remonter à plus loin. En 2009, l’euro était encore à 1fr.60. Rien que passer à 1fr.20 a été un immense défi, tout particulièrement pour l’industrie d’exportation. Puis il y a eu le choc en question, et aujourd’hui le cours se stabilise autour de 1fr.10, soit une réévaluation d’environ 8% du franc par rapport à l’euro. Les entreprises ont réagi très vite, la plupart d’entre elles ont pris les bonnes mesures, avec succès. Mais pour beaucoup, c’est une question de survie. La question qui s’impose aujourd’hui est celle-ci: comment est-ce que ça va continuer? Toute la politique monétaire, dans le monde entier, est chamboulée.

A votre avis, la suppression du taux plancher était-elle la bonne démarche?
On le savait depuis le début: cette mesure était limitée dans le temps, sinon il faut alors renoncer à toute politique monétaire autonome. La seule question était donc le moment de cette suppression. Personnellement, cela ne m’aurait pas surpris si elle était survenue six mois plus tôt, lorsque le franc s’était un peu éloigné du cours plancher. C’est le moment où elle est arrivée qui en a surpris plus d’un.

Que répondez-vous à ceux qui, à l’instar de Nick Hayek, reprochent à la BNS son «manque de courage» et qui critiquent la «faiblesse de sa gestion»?
Un jour ou l’autre, la BNS devait revenir à une politique monétaire normale et procéder à ses interventions par des moyens classiques, notamment une politique de taux d’intérêts ou une intervention ciblée sur le marché des devises. Sur la durée, l’alignement du franc sur l’euro n’est pas une solution: c’est d’ailleurs l’avis d’une écrasante majorité des entrepreneurs suisses.

La gauche défend une conception plus large du rôle de la BNS qui, selon elle, devrait participer activement au maintien des places de travail. Pourquoi economiesuisse ne s’associe-t-elle pas à cette exigence?
Il n’est pas judicieux que ce soit les milieux politiques qui dictent la politique monétaire, ou du moins l’influencent fortement. Il y a trop de visions différentes. Sans compter que si la BNS n’était pas autonome, cela nuirait à la considération dont jouit la Suisse dans le monde. Je pense que la marge de manœuvre fixée par la loi et qui figure actuellement dans le mandat imparti à la BNS suffit amplement.

Que pensez-vous alors de la nécessité d’une politique industrielle plus active, comme l’exige le syndicaliste Corrado Pardini?
Si l’on entend par là réclamer des mesures étatiques, protéger et subventionner l’industrie, alors ce n’est pas une bonne solution. On voit bien le résultat en France: comparativement à la Suisse, le poids de l’industrie française ne représente que la moitié du PNB. Cela ne peut pas aller dans l’intérêt des entrepreneurs. Mais si l’on entend par là faire en sorte que les conditions cadre des entreprises suisses restent attractives par rapport à la concurrence internationale, que le marché du travail ne soit pas excessivement régulé, que les accords bilatéraux soient sauvegardés et que la Suisse demeure une place fiscale attractive, alors oui, il faut encourager ces efforts-là.

Quel jugement portez-vous sur la politique d’innovation suisse? Concernant le Swiss Innovation Park, des voix se font entendre dans le camp bourgeois que ce n’est pas la tâche de l’Etat d’encourager une telle institution.
Même dans une politique d’innovation, il y a des situations limite. Il y a certes une part étatique dans l’organisation de la Commission pour la technologie et l’innovation (CTI), mais nous la considérons comme un bon instrument, une passerelle pour permettre aux PME d’accéder à l’innovation. Il en va de même pour le parc de l’innovation. Il faut voir dans ces instruments judicieux un caractère incitatif, et non l’émanation d’une politique industrielle interventionniste.

À votre avis, la Suisse court-elle un risque de désindustrialisation?
Il y a toujours un certain danger, qui existe depuis des décennies. Il a été particulièrement fort dans les années 90. Dans les années 80, celles du boom, la part de l’industrie dans le PNB du pays s’élevait à 20%. Aujourd’hui, elle s’élève toujours à 20%. En d’autres mots: grâce à la forte capacité d’innovation des entreprises, la grande désindustrialisation que tout le monde redoutait n’a pas eu lieu. Pour faire court: la préoccupation est légitime, et la solution pour empêcher la désindustrialisation s’appelle innovation.

Les relations entre la Suisse et l’Europe sont un autre facteur d’insécurité, surtout en vue de la mise en œuvre de l’initiative contre l’immigration de masse. Quelle issue voyez-vous à ce dilemme?
C’est effectivement le plus gros défi à relever dans l’immédiat. Nous nous en remettons à la formulation de l’article constitutionnel qui figure dans cette initiative, selon lequel son application doit tenir compte des intérêts de l’économie. Il y a trois éléments centraux: le premier, c’est qu’il n’y ait pas d’impact sur les frontaliers.

Mais ce point-là déjà va rencontrer l’opposition des initiateurs, car le libellé de l’initiative ne fait pas de distinction.
Le texte de la Constitution laisse une certaine marge d’interprétation. Et une fois qu’une initiative a été acceptée, le processus de mise en place de la loi est toujours sujet à bien des débats. C’est à nous qu’il revient de dire ce que nous jugeons absolument indispensable pour que l’économie du pays ne soit pas mise en péril. Et sur ce point, les cantons et la plupart des partis sont du même avis que nous.

Et quels sont les deux autres points?
Pour les titulaires d’une autorisation de séjour de courte durée, nous exigeons un délai de neuf mois au lieu de quatre. Beaucoup de branches sont fortement tributaires des saisons: la construction, le tourisme, la restauration, l’hôtellerie et l’agriculture. La pièce de résistance, c’est la clause de sauvegarde. Mais c’est un instrument que l’on connaît bien dans les contrats que nous négocions avec l’UE, quand il s’agit de tenir compte, à titre temporaire, de situations spéciales.

Il est permis de douter que l’UE accepte une telle clause de sauvegarde. Que pensez-vous de l’idée de réintroduire la priorité aux résidents, telle que la préconisent un Rudolf Strahm ou un Philipp Müller?
Toute proposition de solution constructive est la bienvenue. Même à l’intérieur de la clause de sauvegarde, il faudra trouver une solution qui fixe clairement dans quel cas elle est activée.

Rudolf Strahm estime qu’il s’agit également de réduire le chômage. Sa critique est la suivante: c’est justement dans les branches qui continuent de vouloir recruter des travailleurs à l’étranger, également dans l’informatique, que le chômage est élevé.
Oui, cette observation est pertinente, mais pas partout. Dans l’informatique, le problème est que l’on y requiert des compétences très spécifiques qui n’existent pas, ou insuffisamment en Suisse. Il s’agit donc d’analyser avec précision la situation du marché du travail dans chaque région et dans chaque catégorie professionnelle.

Mais dans des situations de ce genre, ne relève-t-il pas justement de la responsabilité de la branche de former en Suisse les gens pour qu’ils acquièrent ces compétences?
Oui, c’est ce que fait l’économie, qui doit redoubler d’efforts.

Vu la situation de l’Europe à l’heure actuelle, la Suisse a la chance de pouvoir jouer la montre, sans craindre de gros inconvénients. Est-ce qu’il s’agit là d’un calme trompeur?
Une chance? Cela pourrait aussi bien être un handicap. De toute façon, nous espérons que la Grande-Bretagne restera dans l’UE. Dans le cas contraire, l’insécurité augmentera fortement, et les possibilités de trouver des solutions avec la Suisse pourraient bien être très restreintes.

Durant le premier trimestre de 2016, les chiffres migratoires montrent que l’immigration en Suisse est en baisse. Le problème va-t-il se résoudre de lui-même?
Avant même la votation, nous avons toujours fait remarquer que l’immigration est tributaire de situation conjoncturelle. Mais il est trop tôt pour tirer une conclusion après un trimestre. Il s’agit d’une évolution à long terme.

Cela indique pourtant que la Suisse est une place économique qui perd de son attractivité.
La compétitivité de la Suisse a souffert pour deux raisons. D’une part, en raison du manque de clarté en lien avec les contrats bilatéraux et, d’autre part, du fait de la situation monétaire. Cela se remarque par exemple dans la nette baisse des demandes d’établissement ou dans les processus de délocalisation à l’étranger.

Selon toute probabilité, on s’achemine vers un vote de principe sur nos rapports avec l’UE. Economiesuisse s’engagera-t-elle résolument dans la campagne de votation?
Pour l’instant, on devrait se concentrer sur l’application de l’article 121a de la Constitution. C’est le processus qui devrait nous intéresser en premier lieu. Car si l’on peut trouver avec l’UE une solution susceptible de satisfaire toutes les parties, peut-être la question ne se posera-t-elle plus dans les mêmes termes.

Nous devons cette situation inextricable à l’UDC. Ce parti ne porte-t-il pas préjudice à la Suisse en tant que place économique?
Dans sa grande majorité, l’UDC soutient nos demandes en matière de politique économique, notamment sur les questions liées au marché du travail, à la politique fiscale ou monétaire. Mais nous divergeons sur la question de l’Europe.

Pour une économie de petite taille comme la nôtre, au centre de l’Europe, très dépendante de ses voisins, n’est-ce pas là un domaine d’une importance capitale?
L’UDC a toujours défendu l’idée que l’initiative sur l’immigration de masse ne mettait pas en péril les bilatérales, qu’il suffisait de négocier. Mais ça ne marche pas, nous avons effectivement un gros problème. Je pars pourtant du principe que l’UDC, en tant que parti représenté au gouvernement, est consciente de ses responsabilités vis-à-vis de la place économique suisse.

Il y aura le 5 juin un vote de grande portée sur le plan économique. Que pensez-vous de l’idée d’un revenu de base inconditionnel (RBI)?
J’espère que cette initiative sera clairement rejetée. Ce serait une incitation totalement erronée. Recevoir un salaire de base sans être contraint de fournir un effort pour l’obtenir est une idée qui ne correspond pas à la mentalité suisse. Le RBI serait vraiment une expérience inédite. Et je ne vois pas comment on pourrait le financer, si ce n’est par une hausse massive des impôts. Cette initiative est insensée.

Ne pensez-vous pas qu’un RBI pourrait aussi avoir un effet stimulant en tant qu’investissement capable de faciliter la réalisation d’idées dans le monde économique?
Oui, je peux tout à fait l’imaginer pour une partie des gens. Mais si je regarde comment fonctionne notre société et comment, à force de travail, nous avons accédé à notre bien-être, je pense que ce RBI aurait surtout des effets indésirables.

Certains considèrent également le RBI comme une forme de dividende contre l’automatisation: l’automatisation et la numérisation augmentent le chômage. Quels moyens préconisez-vous pour lutter contre le chômage qui menace de partir à la hausse?
À l’avenir, deux choses vont revêtir une importance encore plus grande. D’abord l’innovation. S’il doit y avoir plus de robots, alors nous devons être ceux qui les construisent. Ensuite, la formation continue, en permanence. Elle doit jouer un rôle encore plus important, en raison des fluctuations et des dynamiques du marché, elles-mêmes nées de la numérisation.

L’une des raisons pour lesquelles vous avez été choisi pour présider economiesuisse, c’est que l’association faîtière des milieux économiques souhaitait rétablir une certaine proximité avec la population. Y êtes-vous parvenu?
En tout cas, nous avons fait de gros efforts pour promouvoir le dialogue avec le public. Nous participons à des débats, nous allons dans les foires et, à chaque fois, nous rencontrons de nombreux participants. Je crois que nous allons dans la bonne direction. Mais il y a bien sûr encore beaucoup à faire.

Parallèlement, on a l’impression que dans les campagnes qui précèdent les votations, economiesuisse est plus sur la défensive qu’auparavant.
C’est une fausse impression. Nous nous sommes engagés dans tous les projets de loi à caractère économique, notamment dans l’initiative 1:12, dans les votations concernant l’impôt sur les successions, concernant le salaire minimum ou d’autres initiatives, et nous avons à chaque fois gagné haut la main. Nous avons consolidé certaines alliances et intensifié notre collaboration avec les bases locales, comme les chambres de commerce. Je pense que nous avons évolué dans un sens positif.

Lors de l’initiative pour le renvoi effectif des criminels étrangers, economiesuisse a pourtant essuyé des critiques, notamment celle d’avoir abandonné le terrain de la campagne électorale à la «société civile»...
Nous avons donné notre mot d’ordre et communiqué clairement notre position. Nous avons d’ailleurs été la seule association faîtière de l’économie à le faire. Nous nous sommes également engagés à titre personnel, non seulement moi-même, mais aussi beaucoup d’entrepreneurs. Nous n’avons certes pas mené notre propre campagne, mais les associations et les entreprises y sont allées de leur poche.

Souhaiteriez-vous davantage d’implication politique de la part des entrepreneurs?
Oui. Dans un système de milice, quiconque est actif dans le monde de l’entreprenariat devrait s’impliquer dans les processus politiques, sous une forme ou sous une autre. Cela fonctionne très bien au niveau communal, mais dès que cela prend plus de temps, cela devient plus difficile. Néanmoins, lors des dernières votations cantonales, de nombreux entrepreneurs figuraient sur les listes. Nous allons donc dans la bonne direction.

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