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Crémines

Le petit Versailles de Chantal Geiser

Un bien curieux spectacle a révélé récemment une artiste couturière et costumière.

Stéphane Gerber

Yves-André Donzé

La seule chose que Chantal Geiser a anticipée, c’est sa retraite. Depuis, dans son minuscule atelier de Crémines, elle peut rabibocher le passé plus intensément avec des étoffes de récupération, parfois rares. Des robes de diverses époques reprennent vie. Sa dimension d’artiste, elle l’a révélée dans un bien curieux spectacle la semaine passée dans son village. Non seulement elle se raconte des histoires couleur sépia, mais en plus elle les montre. Pour le plus grand plaisir de son tout nouveau public tout aussi nostalgique. Coup d’œil dans le rétro.
Pénétrer dans l’univers d’un artiste a toujours quelque chose d’émouvant. Chez Chantal Geiser, vous n’avez qu’à débouler la petite rampe d’entrée de la maison familiale. Dans le vestibule, une femme vous toise de son regard fixe dans une somptueuse robe fin 19e siècle. «Ce n’est pas le bon chapeau. Le chapeau de ce costume devrait être quelque part dans un carton derrière», corrige tout de suite la couturière, ravie de vous accueillir dans son capharnaüm d’étoffes et d’accessoires, ombrelles et autres armatures de crinolines. Dans un coin, une vitrine offre à la vue une collection de souliers d’époque entièrement fabriqués par l’artiste. L’atelier semble minuscule et vivant. Une petite musique de Mozart diffuse un décor sonore très feutré. Ce qui tranche avec la dureté de l’objet discret mais trônant sur la table de travail: une machine à coudre Singer, à main, datant de 1886.

Rêves de gamine


De cette mécanique bien huilée, elle en tire encore de quoi suivre des patrons de couture de la plus grande complexité. La couturière en sort un, quasi parcheminé à force de manipulations. Le mot paraît adéquat, car les mains ne s’arrêtent pas chez Chantal Geiser. Elles fouillent, tâtent, soupèsent, lissent les étoffes en attente d’une forme. «Vous savez, les tissus ont une histoire qui n’est pas forcément celle du costume», explique-t-elle en vous faisant palper un ancien rideau bleu nuit dans lequel elle a tiré une robe qu’on croirait tout droit sortie de Versailles. Ainsi, elle recrée des costumes non seulement de Versailles, mais aussi Belle Epoque, des robes de soirée Glenn Miller, d’«Autant en emporte le vent» ou la robe Vichy du mariage de Brigitte Bardot avec Jacques Charrier.
Une faussaire, l’artiste de Crémines? «Non, j’habille mes rêves de gamine», sourit-elle en avouant que toute petite, elle confectionnait des habits pour ses poupées. Cela ne l’a donc jamais quittée. Et le virus semble avoir contaminé sa fille dont l’arrière-grand-mère était couturière. Comme quoi le coton ne tombe jamais loin du cotonnier. «Dans ma tête, je suis moderne, mais j’ai peut-être une nostalgie du passé», avoue-t-elle en feuilletant deux journaux de mode tout jaunis, l’un datant de 1860, l’autre de 1870, montrant des chapeaux, des froufrous, des robes à volants, des dentelles.
«J’essaie quand même de faire les choses avec de la matière d’époque. J’arrive parfois à trouver des tissus rares comme ce mélange de coton et de soie. Je me rends régulièrement au marché aux puces de Saint-Ouen, à Paris. Puis aux Folies bergères, où je puise de l’inspiration pour mes créations. Qui ne sont pas à vendre. J’aime le music-hall, le théâtre à l’italienne, les vieux films, les films historiques. Je suis comme ça, un peu fleur bleue», reconnaît Madame Nostalgie. Elle ne peut concevoir une robe sans qu’elle soit portée. «La robe met en valeur le corps de la femme. Et c’est curieux comme la femme marche autrement avec ces robes d’époque», soupire-t-elle. Elle explique qu’elle s’est mise aux défilés, déjà à l’époque de Grockland.

Créer de l’émotion

La semaine passée, elle a produit un spectacle étonnant avec la complicité d’une chorégraphe, Mélanie Capelli (de Méla-danse) et son mari, ainsi que de sa belle-sœur Ursula Geiser qui a assuré la mise en tableaux. Tous les codes de la danse sociale y ont passé, à commencer par le French cancan et la valse viennoise. Il y avait même des gens de 90 ans pour parader en costume. «Le costume doit vivre et toutes les personnes qui se sont prêtées à mes mises en scène ont revécu des personnages comme ceux d’«Autant en emporte le vent». Elles ont adoré. Il y avait même le nordiste. J’ai aussi représenté la bicyclette d’Yves Montand. Le Musée des vieux métiers d’entan m’a prêté un vélo très ancien», s’emballe Chantal Geiser, les yeux encore pleins de rêves. Elle se ravise et déclare, sur un ton d’évidence: «Vous savez, la beauté d’un costume n’est rien sans le regard du public. Je le remercie. L’artiste doit remercier son public. Parce que c’est grâce à lui qu’il est artiste. Moi, mon plaisir, c’est de créer de l’émotion, du ressenti. On a même vu des messieurs pleurer. C’est peut-être ça aussi la force de la nostalgie. D’une époque révolue qu’on réactive en recréant l’ambiance».
Elle se tait, contemplant quelques photos. Sur l’une d’elles, on croirait voir Clark Gable. «C’est mon mari. Dans le fond, c’est peut-être pour cela que nous sommes ensemble», plaisante-t-elle, à demi-sérieuse. De son côté, le mari lui pardonne le fait de corriger la réalité par un coup d’œil impitoyable sur le monde qui l’entoure. Il ne manque qu’une chose pour parfaire le tableau: un château pour ses mises en scène. Ni plus, ni moins.

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