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Théophile-Rémy Frêne

L’esprit des Lumières sur Tavannes

Nouvelle édition richement annotée et commentée de «Cléobule», recueil posthume du célèbre pasteur.

Pierre Bühler (à gauche) et André Bandelier, les deux auteurs, chaudement congratulés par Martin Choffat, président de l’Emulation. Stéphane Gerber
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Pierre-Alain Brenzikofer

À l’image d’Henri-Frédéric Sandoz, de Théophile Voirol, une rue porte le nom de Théophile-Rémy Frêne à Tavannes. Henri Cobioni, lui, n’a (encore) droit qu’à une salle à l’Hôtel de Ville. L’industriel, le général, le pasteur et l’aviateur:un sacré carré d’as.

Et, à leur façon, quatre lumières. Pour le pasteur Frêne, toutefois, Lumières s’écrit avec un L Majuscule, tant il est vrai que cet esprit peu commun, proche de la pensée stoïcienne, mais d’une profonde humanité, a contribué de façon originale et parfois iconoclaste à ce siècle tant révéré aujourd’hui encore.

Dans ce contexte, il faut savoir gré à la Société jurassienne d’Emulation (SJE) d’avoir réédité l’ouvrage de Théophile-Rémy Frêne, «Cléobule ou pensées diverses d’un pasteur de campagne (1807)».

Précision d’importance, la première édition avait déjà été éditée à titre posthume, trois ans après sa mort, par sa petite-fille, la romancière Isabelle de Gélieu, et son époux, le pasteur et philanthrope Charles-Ferdinand Morel. Oui, le célèbre doyen Morel de Corgémont, preuve supplémentaire que le monde est décidément petit.

500 pensées, sinon rien
Le livre consiste en un nombre incroyable de pensées et de maximes (près de 500), généralement fort courtes, qui abordent les sujets les plus divers avec humour, circonspection, sagesse et même provocation. Mais cette réédition, œuvre d’André Bandelier et de Pierre Bühler (voir ci-dessous), comprend un large appareil critique: trois substantielles introductions (à l’auteur, à l’œuvre et à sa genèse, à son contenu théologique, philosophique et éthique).

De larges commentaires du texte en bas de page situent «Cléobule» dans son contexte régional et les usages du temps. Enfin, un index fort dense autorise des entrées diversifiées dans l’œuvre (noms de personnes, œuvres, lieux, thèmes, etc.).

Hier, lors d’une conférence de presse à Moutier, l’historien André Bandelier a qualifié Frêne de personnage clé pour comprendre l’histoire des bailliages protestants au sein de l’Evêché de Bâle: «Il était tout à la fois en contact avec le catholicisme de Bâle, les Prémontrés de Bellelay et le siège du bailliage à Delémont. Pour moi, il est tout simplement à la base de la première histoire en français du Jura...»

Pour cette nouvelle édition, l’orateur a souligné qu’il espérait aller au-delà de ses compétences et surtout ne pas répéter la large introduction au «Journal de ma vie», édité sous sa direction et déjà consacré au pasteur Frêne. Raison pour laquelle il a fait appel à Pierre Bühler, théologien né à Tramelan et éminent spécialiste de la philosophie et de la théologie de l’Ancien Régime.

Foi d’André Bandelier, ce livre peut évidemment se lire d’un bloc ou se transformer en éphéméride, «soit une pensée par jour durant 18 mois», s’est-il amusé. Sûr, la lecture pourra se révéler sélective. On y découvrira des mentions d’Oxford comme de Xerxès, de Martin Luther et de Corneille. On voyagera de Tenerife à Zurich en passant par l’Allemagne pour rejoindre le Montoz ou même la roche percée du Pierre-Pertuis. Qui sait, peut-être la porte d’entrée des Lumières dans la Vallée. Personne n’osera prétendre qu’elle s’est refermée...

La nécessaire tolérance
C’est que Frêne était tout sauf adepte de la pensée unique. Pour lui, la tolérance était nécessaire. La force des Lumières.

«Voltaire a prodigieusement affaibli le fanatisme et Rousseau l’usage des corps à baleine», écrivait-il. Les corsets: allusion au statut juridique de la femme, donc. «Levez-vous matin, gens d’étude, et soyez sobres», conseillait aussi celui qui était pourtant porté sur la bouteille.

Quant à Pierre Bühler, il a admis que le contenu de «Cléobule» n’était pas aisé à codifier. On y découvre de multiples points de vue, surtout pas de discours unifié. «Et l’auteur se contredit parfois.» Mais il poursuivait cependant un idéal de sagesse, comme ces anciens Grecs et le nommé Cléobule en particulier.

Dans ce livre, le théologien s’est concentré sur quatre grandes perspectives «frêniennes»: l’observateur, l’intellectuel, le moraliste et l’homme.

«Les esprits bornés ne sont pas observateurs...» Tout le contraire de Frêne, esprit éclairé des Lumières et examinateur attentif de la nature, de l’agriculture, des rapports à l’argent, de la médecine, des arts, du progrès, et on s’arrêtera là.

L’observateur, forcément, était en quelque sorte titillé par son bagage intellectuel de pasteur éclairé.Ne connaît-il pas Spinoza, Leibniz, Newton?

«Il a été formé à l’orthodoxie raisonnée, dont le but consiste à dépasser les étroitesses traditionalistes de l’orthodoxie protestante», constate Bühler. Non, Frêne, n’était pas toujours tendre avec ses collègues: «Certains théologiens bigots font une telle description de l’enfer qu’il n’y a qu’eux qui méritent d’y descendre...» C’est que le Tavannois est pour la préséance de la religion naturelle: «Les révélées ne mènent qu’à la barbarie et au fanatisme.»

Mais Frêne se veut aussi moraliste, qui n’a de cesse de dénoncer l’hypocrisie, y compris la piété des bigots: «Il y a autant de péché de se livrer à la gourmandise et à l’ivrognerie dans les banquets que de fréquenter les filles publiques», psalmodie-t-il.

Rousseau n’a pas tout juste
L’homme? A l’image de tous ses semblables, il y a beaucoup de contradictions chez lui. Féministe avant l’heure, il lui arrive de s’opposer vigoureusement à Rousseau – Nos félicitations, ndlr.

Bref, un témoin essentiel de son temps qu’André Bandelier présentera le 21 mai à Fribourg, lors de l’assemblée générale de la SJE. Pierre Bühler en fera de même au Synode réformé qui se tient le même jour à Bienne.

«Cléobule» peut être commandé auprès de la Société jurassienne d’Emulation, 8, rue du Gravier, 2900 Porrentruy 2.

Les auteurs
André Bandelier: ancien professeur de langue et civilisation françaises à l’Université de Neuchâtel, né à Perrefitte, il a tour à tour été instituteur à Champoz, maître secondaire à Tramelan, avant de mener une carrière universitaire et d’obtenir une thèse de doctorat intitulée «Porrentruy, sous-préfecture du Haut-Rhin». Il a déjà dirigé l’édition critique du «Journal de ma vie», du pasteur Frêne, en collaboration, notamment, avec Pierre-Yves Moeschler et Cyrille Gigandet.

Pierre Bühler: professeur honoraire de théologie systématique à l’Université de Zurich, il est né dans une famille mennonite de Tramelan. Après avoir obtenu une maturité au Gymnase de Bienne, il étudie la théologie et la philosophie à Lausanne et Zurich. Consacré au ministère pastoral au sein de l’Eglise réformée évangélique de Zurich, il a ensuite occupé la chaire de théologie systématique à la Faculté de théologie de l’Université de Neuchâtel. Il est docteur honoris causa de la Faculté de théologie protestante de Montpellier. £ pabr

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