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Anniversaire

Plus que jamais Matter à réflexion

L’immense chansonnier bernois aurait eu 80 ans cette année. Décryptage de son œuvre avec Marie-Pierre Walliser

Disparu à l’âge de 36 ans, le chansonnier Mani Matter a toujours impressionné Marie-Pierre Walliser, ancienne rectrice du Gymnase français de Bienne, ex-conseillère municipale et députée. LDD

Pierre-Alain Brenzikofer

Faut-il y déceler un rapport à l’histoire ancienne, quand Leurs Excellences se royaumaient encore en pays de Vaud? Toujours est-il que la Suisse n’a compté que deux immenses chansonniers. Allusion évidente au Vaudois Gilles et au Bernois Mani Matter, vénérés tous les deux jusqu’à l’étranger. Disparu à l’âge de 36 ans dans un accident de la route, le dernier cité, poète, écrivain, philosophe et accessoirement grand juriste, aurait eu 80 ans cette année. Fervent admirateur de Brassens, encensé par un Stephan Eicher qui reprit «Hemmige», Matter a même séduit certains francophones. Ce qui, vous l’admettrez, tient de l’authentique exploit.

Juriste pour le compte de la ville de Berne, privadocent à l’Uni, il avait débuté sa carrière au sein des Berner Troubadours, avant de se lancer en solo avec sa guitare en 1971... une année avant sa mort.
Ancienne rectrice du Gymnase français de Bienne, Marie-Pierre Walliser, en parfaite bilingue – trilingue si l’on ajoute le dialecte – est une grande admiratrice de Matter. Grâce à elle, on a pu décrypter l’œuvre d’un poète qu’elle n’hésite pas à comparer à Dürrenmatt. Forcément, on l’a un brin taquinée en lui demandant s’il fallait comprendre le dialecte bernois pour apprécier Mani Matter...

Messages et métaphores

«Eh bien, tout dépend à quel niveau on veut comprendre. Les textes sont assez faciles à décrypter si on possède quelques petites clés. Le chansonnier a aussi composé des chansons où l’on peut se laisser aller. Mais il est bien clair qu’on profitera quatre fois plus de ses créations si on saisit le dialecte. On peut le prendre comme une clé pour s’approcher du Bernois.»

Marie-Pierre Walliser fait ici allusion à la musique, à la mélodie de la langue, le tout servi avec un rythme incroyable. Prof d’allemand au Gymnase français de Bienne, elle n’y enseignait pas le dialecte. Elle se souvient toutefois d’avoir consacré quelques heures à l’étude des textes de Mani Matter, ce qui avait enthousiasmé ses élèves. Elle les avait même surpris à chantonner les paroles du poète.

«On dit que le bernois est lourd. Lui l’a utilisé de manière légère et enjouée, en ayant recours à beaucoup de métaphores. Entre eux, les Bernois utilisent beaucoup d’images, donc peu de mots.»

Notre interlocutrice en cite une qui résume toute la complexité d’une situation. Matter y évoque deux gars courtisant la même fille, un poète et un footballeur. Or, après le match, la fille choisit le footballeur.

«La morale de l’auteur? Il faut donner un coup de pied à la bonne place. Pour moi, cela évoque les méthodes de Trump, aussi. L’éternelle thématique du corps et de l’esprit...»

L’intéressé avait en quelque sorte appris le métier «avec» Georges Brassens, plaçant des mots bernois sur la musique du poète de Sète. Selon Marie-Pierre Walliser, il y a énormément de parenté entre les deux.

Néanmoins, soutient-elle, Matter va au-delà de Brassens: «Il y a toujours dans l’œuvre de notre compatriote une dimension philosophique et métaphysique.Mais sans jamais se prendre au sérieux, mine de rien. Par ailleurs, j’ai eu la chance de pouvoir lire sa thèse de doctorat en droit. Il s’agit d’un ouvrage absolument remarquable. Une splendide réflexion sur la démocratie.»

Les gens un brin plus jeunes le savent, les grands groupes suisses s’exprimant en dialecte alémanique sont généralement bernois. Des noms? Züri West, bien sûr. Patent Ochsner, of course. Et évidemment les inoubliables Span, auteurs du célèbre «Louenesee». En français, le lac de Lauenen.Lauenen à côté de Gstaad, où un certain Johnny, qui n’est certes pas un poète, possédait un cabanon. Tout ça pour se demander si le dialecte bernois est tout bonnement celui des chansonniers suisses? Marie-Pierre Walliser n’est pas loin de le penser.

Marie-Pierre Walliser. AS

Une affaire bernoise

«Il se prête terriblement bien à cet art. C’est un dialecte qui a des voyelles très claires. Le ‹a› se prononce ‹a› et le ‹o› ‹o›. Cela dit, il faut bien parler d’une certaine tradition lancée par Mani Matter et qui a révolutionné la chanson populaire alémanique. Laquelle était déjà très bernoise. Accessoirement, la littérature bernoise est la plus riche de toute la Suisse alémanique.

Pour en revenir au langage de  Matter, on signalera que dans ses écrits,Jeremias Gotthelf avait également beaucoup recours aux images.» Encore un Bernois!

En vrai béotien, on s’est permis de demander quels étaient les sujets de réflexion du poète. «Il part du quotidien pour cheminer vers l’universel. Comme dans sa chanson où le fait d’allumer une allumette met ensuite le feu au tapis qui provoque l’incendie conduisant à un conflit majeur.»

Ou quand les peccadilles peuvent mener à la guerre mondiale.

«J’adore aussi cette chanson où deux voyageurs se font face dans le train. L’un voit le paysage qui va venir, l’autre celui qui est déjà passé. Ils ne pourront jamais s’entendre...»

De quoi déceler une certaine parenté entre Matter et Dürrenmatt, incidemment.

En tout cas, le disparu n’a rien perdu de son aura. Stephan Eicher y a chaleureusement contribué. L’ancienne rectrice du gymnase se souvient aussi d’une émission de la TV alémanique, où tous les chanteurs en vogue du pays l’avaient célébré:«C’est un révolutionnaire qui a de surcroît essaimé au-delà de nos frontières, en Allemagne du Sud et en Autriche notamment. Il est parfaitement représentatif de ces sixties où le régionalisme était de mise. Même les Beatles chantaient avec un terrible accent de Liverpool.»

Plus fort que Brassens

Eu égard à ce qui précède, notre interlocutrice conclut ce vibrant plaidoyer en répétant que, décidément, Matter dépasse Brassens «pour la simple et bonne raison qu’il était moins enfermé dans son idéologie. Si les deux se valent en matière de chansons, si Matter a en quelque sorte été l’élève guitariste du Français, il possédait cependant cette liberté intellectuelle extraordinaire qu’on retrouve aussi chez Dürrenmatt et chez les Bernois en général.»

Que dire de plus? On vous le demande!

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