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Fondation Abegg

Révélés par la lumière

Pour sa nouvelle exposition temporaire, cette institution experte en matière de conservation et de restauration de tissus anciens dévoile quelques-uns de ses plus beaux damas de lin anciens. Des tissus dont les riches motifs se dévoilent en fonction de la réflexion de la lumière.

Ce tissu à motif floral et scène de chasse, réalisé vers 1520-1530, fait partie des plus anciens damas de lin conservés et constitue un tour de force dans l’art du tissage. ldd © Fondation Abegg, Christoph von Viràg

Par Philippe Oudot

A n’en pas douter, la nouvelle exposition temporaire de la Fondation Abegg va surprendre plus d’un visiteur. Au premier coup d’œil, en effet, il pourrait bien avoir l’impression de découvrir des œuvres d’art minimaliste, avec des rectangles blancs suspendus. Mais en y regardant de plus près, il verra très vite qu’il n’en est rien et que ces étoffes de lin cachent de véritables trésors, qui se révèlent au regard selon la provenance de la lumière.

En effet, explique Anna Jolly, curatrice de la nouvelle exposition temporaire «Les plaisirs de la table. Damas de lin anciens» et spécialiste des textiles du 16e au 18e siècle de la Fondation Abegg, «c’est la réflexion de la lumière, selon son angle, qui révèle la richesse des motifs de ces damas de lin». Le damas? C’est une étoffe dont le dessin est produit sur le métier à tisser par l’alternance de parties à effet de chaîne (fils verticaux)et de parties à effet de trame (fils horizontaux).

Nuances de gris et de blanc
En fait, la lumière rasante est réfléchie différemment selon que les fils de chaîne ou de trame se voient le plus à la surface, tantôt brillants, tantôt mats selon leur direction. C’est ce qui permet de distinguer le dessin, alors même que tous les fils sont blancs. Et selon l’angle de la lumière, ils se révèlent en blanc sur fond gris, ou l’inverse.

Les damas de lin exposés ont pour la plupart été réalisés dans des ateliers des Pays-Bas et des Flandres, considérés comme les berceaux du tissage du damas de lin en Europe. La technique existait certes depuis le Moyen Age déjà, mais on utilisait alors la soie comme matériau. Et si le damas de lin est apparu au début du 16 siècle dans le nord de l’Europe, c’est avant tout en raison des conditions climatiques. En effet, explique Anna Jolly, «le lin est une plante qui pousse plutôt dans des climats froids et humides».

Ces étoffes aux motifs très riches étaient une marchandise de luxe, très demandée dans toute l’Europe. Elles étaient même souvent ce qu’il y avait de plus coûteux sur la table des banquets. Un coût qui s’explique par la complexité de la production (voir ci-dessous).

Grande maîtrise technique
Le tissage se faisait alors sur des métiers à la tire: une partie des fils de chaîne étaient soulevés par des lisses, permettait d’introduire le fil de trame. Au passage suivant, on prenait d’autres fils de chaîne, le peigne permettant de tasser le nouveau fil de trame contre les précédents, ce qui permettait de réaliser les motifs. «Le tissage des damas demandait une grande maîtrise technique et prenait beaucoup de temps, d’où le prix élevé de ces tissus», souligne la curatrice.

L’imagerie des damas était très diverse:motifs de marine, figures mythologiques, bibliques et historiques, portraits de souverains, armoiries de familles, motifs floraux, mais également des scènes de chasse ou de la vie quotidienne. Comme sur un des damas exposés où on voit une scène hivernale, avec des traîneaux, des patineurs ou des couples emmitouflés. Des scènes qui ornaient non seulement les nappes, mais aussi les serviettes de table assorties.

Ces précieux damas n’étaient donc pas à la portée de n’importe quelle bourse. On les sortait pour les grandes occasions ou plus régulièrement selon sa fortune. Et chez les souverains, dont les repas étaient de véritables spectacles publics, on en faisait un usage quotidien.

C’est qu’à l’époque, l’utilisation de la fourchette n’était pas très répandu au nord de l’Europe et on utilisait généralement ses doigts pour porter les aliments en bouche. Il était donc pratique d’avoir des serviettes de grande dimension (plus d’un mètre sur 70centimètres!) sur les genoux pour se nettoyer les mains. «Et pendant les repas, des serviteurs passaient auprès des convives avec un bassin d’eau à la rose pour qu’ils puissent se rincer les doigts. Ils pouvaient ensuite les sécher avec un essuie-main», explique Anna Jolly.

L’exposition «Les plaisirs de la table. Damas de lin anciens» de la Fondation Abegg, à Riggisberg, à une vingtaine de km de Berne, est à découvrir tous les jours de 14h à 17h30, du 25avril au 7 novembre 2021.

 

 

 

Un long travail, de la plante au fil de lin

On connaît le lin surtout par son utilisation pour des vêtements d’été légers ou pour de la literie à la fraîcheur appréciable en période de canicule. Mais l’abondance de ces tissus à prix modique fait oublier tout le travail que nécessitait alors le traitement traditionnel de la fibre de lin, jusqu’à sa transformation en fil. Avant même la visite de l’exposition, près de l’entrée du bâtiment de la Fondation Abegg, une plate-bande de lin cultivé présente déjà les premières informations. Après la semaison, des tiges souples poussent au printemps, atteignant une hauteur de 70 cm. Des fleurs d’un bleu tendre éclosent entre juin et août. Après la floraison, lorsque les fleurs donnent pour fruit une capsule contenant les graines, les racines dépérissent. La plante est alors prête à être récoltée. Dans l’expo, une vidéo présente les différentes étapes, avec le charme de leur nom ancien: sérançage, rouissage, teillage, battage, pour obtenir les longues fibres qui seront filées, après quoi le fil pourra être tissé.

 

 

Les damas de lin, un produit qui cartonnait

Au 18e siècle, d’autres pays se lancent dans la confection de damas de lin, par protectionnisme et pour éviter de dépendre de la production hollandaise, mais sans parvenir à la même qualité. En 1737, un décret du roi anglais George II en interdit l’importation et il fait produire ses damas de lin en Irlande, qui appartient à la Couronne britannique. On trouve quelques pièces exposées, ainsi qu’une autre avec une écriture cyrillique, produite en Russie pour la tsarine Catherine II.

 

Collection unique

La trentaine de damas de lin exposés provient de la collec-tion de la Fondation Abegg, qui possède plus de 3000 pièces, dont la plupart rache-tées il y a des années à un collectionneur hollandais, spécialiste du domaine. Conservés dans les réserves à l’abri de la lumière, ces damas de lin ne sont que très rarement exposés. Leur mise en valeur nécessite un éclairage très subtil.

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