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La vie loin de tout (2)

Sur les périlleux chemins de l’école

Les Geiser doivent parcourir pas mal de kilomètres pour envoyer les enfants à l’école pour autant que la route qui y mène est encore praticable. Un détail au regard des nombreux avantages que leur offre leur situation excentrée.

Chez les Geiser, vivre loin de tout, c’est un choix apprécié par toutes les générations. De gauche à droite: les grands-parents Jacob et Marguerite, les parents Marinette et Reto avec Joanne. Manquent Valentin, Timothé et Ludovic. Photo:Nicole Hager
  • Dossier

Nicole Hager

Le jdj à l’aventure
Comment vit-on quand on habite loin de tout? Qui plus est quand l’hiver s’installe et que la neige s’en mêle? Le Journal du Jura est parti à la rencontre d’habitants du Jura bernois qui résident à distance des commerces, des écoles, des cabinets de médecin, des transports en commun… Au fil de la semaine, découvrez des aventuriers, des férus de liberté ou des reclus volontaires à la recherche d’une forme de tranquillité ou d’isolement. Des débrouillards, assurément.

 

La neige a bouleversé le décor. On se croirait au milieu de nulle part. Seuls un chapelet d’imposantes bâtisses et le chemin de campagne qui les relient les unes aux autres servent de points de repère dans ce paysage de désert monochrome. Depuis début décembre, une couverture blanche s’étend sur ce plateau de La Chaux-d’Abel. Et sous cette couche capitonnée, tout semble endormi et étrangement calme.

Le sentiment de tranquillité n’est qu’apparence. Dans la ferme des Geiser, à l’écart du hameau, sur le territoire de la commune de La Ferrière, on s’active depuis très tôt dans la matinée. Valentin (13 ans), Timothé (11 ans) et Ludovic (7 ans et demi) ont déjà quitté les lieux pour faire chauffer leurs neurones. Les deux plus jeunes sont à l’école à Mont-Soleil, dans une classe à degrés multiples. L’aîné des garçons, lui, apprend les bases de la trigonométrie à l’école secondaire des Breuleux. «Nous sommes le seul village du canton de Berne à envoyer nos enfants à l’école dans le Jura», explique, un rien goguenard, leur papa. Logique! La frontière jurassienne est à deux pas, celles avec le canton de Neuchâtel et la France à peine plus éloignées.

Aller en classe? Un défi
La mobilité des écoliers du village est mise à contribution dès les plus petites classes. Joanne, la cadette de la famille (3 ans et demi), entamera sa scolarité obligatoire à l’école enfantine de Sonvilier. Cet éclatement des lieux d’instruction ne facilite pas la tâche des parents. En hiver, en particulier. «Pas le choix, nous devons avoir des 4 x 4 pour monter les enfants à l’école de Mont-Soleil, à près de 2 kilomètres de chez nous. De là, des bus assurent le transport jusqu’à l’école des Breuleux ou à celle de Sonvilier», clarifie Marinette, maman taxi de toute cette smala.

Et quand la route qui mène à l’école de Mont-Soleil est transformée en piste de bobsleigh, en dépit des mesures de déneigement soutenues, on compose avec les éléments. C’est déjà arrivé une première fois cette année. «Heureusement que les remparts de neige retenaient les véhicules», s’exclame Marinette Geiser. «Nous avons organisé le repas de midi à l’école pour les enfants et leurs enseignants. Cela a permis de limiter les dégâts, le trafic sur midi et le stress lié aux conditions. Les enfants étaient heureux de convertir leur classe en cantine et de prendre le repas ensemble.»

Mais comment faisait-on autrefois, quand personne n’était équipé comme aujourd’hui? Reto, le père, l’un des derniers élèves à avoir réalisé toute sa scolarité à l’école de Mont-Soleil, se souvient de trajets à pied, à vélo et à skis de fonds. Exceptionnellement en tracteur. «Maman n’avait pas le permis auto.» Le grand-père Jacob, qui occupe le rez-de-chaussée de l’exploitation familiale, a fait toutes ses classes à La Chaux-d’Abel. «A une bonne demi-heure de marche d’ici. En hiver, ma maman nous préparait un dîner qu’on mangeait sur place.»

Au ralenti
La rudesse du climat se vérifie quasiment chaque hiver et les écoliers ne sont pas les seuls à en faire les frais. Dans l’exploitation agricole, gérée désormais par Reto Geiser, l’eau gèle parfois à l’écurie «et la neige nous donne du boulot supplémentaire». Il faut déneiger le parc où s’ébattent une trentaine de vaches-mères et autant de veaux pour leur éviter des glissades. Le grand-père Jacob doit également dégager l’enclos où flânent ses ânes. Il en possède une trentaine, fortement mis à contribution en cette fin d’années pour aider le Saint-Nicolas à transporter ses douceurs. Là aussi, le risque est grand de voir ces animaux du désert se casser une patte en glissant sur une plaque de neige.

Pour nourrir tout ce petit monde, l’anticipation n’est pas un vain mot, relève Reto Geiser. «Nous devons planifier au mieux nos livraisons de paille et de fourrage. L’apparition précoce de la neige peut les compliquer ou carrément les empêcher.»

L’organisation ne fait pas tout. Il faut parfois se débrouiller. Les jours de grosses tempêtes, Marinette doit annuler les cours d’accordéon qu’elle donne à domicile. Impossible pour ses élèves de joindre la ferme, éloignée de plus d’un kilomètre de la route cantonale. Mais pour rien au monde, cette native des Breuleux ne voudrait quitter les lieux. «Quand je suis venue m’installer ici, mes copines trouvaient le projet complètement fou, l’endroit paumé, isolé. Aujourd’hui, elles m’envient. On dispose d’un immense espace où les enfants peuvent se défouler en toute liberté.»

 

Congés et saut à ski à l’école
La situation a de quoi faire rêver plus d’un écolier: dans une école à la montagne, les cours sont suspendus plus d’une fois dans l’année en raison de la neige. Et, en hiver, il n’est pas rare que les leçons de gymnastique se transforment en sorties en bob ou en luge. Reto Geiser a connu ça. «Quand je la fréquentais, l’école de Mont-Soleil ne disposait pas de halle de gymnastique. Toutes les leçons de gym se déroulaient à l’extérieur. Nous avons même pu avoir, sur notre demande, un cours de saut à ski. Avec mes skis de fond, c’est moi qui ai sauté le plus loin. Si le saut, c’est bien passé, l’atterrissage a été plus laborieux», sourit l’intrépide.

 

Un combat mené durant 36 heures d’affilée
Hivers d’antan: «Les choses sont devenues plus faciles avec les années. On bénéficie désormais d’autres moyens pour dégager les routes. Les machines ont gagné en puissance.» Jacob Geiser, 68 ans, de La Chaux-d’Abel, se remémore ces hivers particulièrement rigoureux. Comme celui de 1999-2000, où les arbres accablés de neige tombaient les uns après les autres. L’hiver 2005-2006 n’avait pas été plus clément. «On ne voyait plus le haut des piquets qui bordent les routes, transformées en galeries de souris. Le courant avait été régulièrement coupé. On se sentait seuls au monde. C’était flippant», se souvient sa belle-fille Marinette.

Éprouvant: Jacob Geiser a vécu toute l’évolution des pratiques du déneigement. «Quand j’étais jeune, on devait dégager la neige nous-mêmes avec nos chevaux, remplacés plus tard par un tracteur. Enfin, c’est la commune qui a repris en main l’entretien hivernal des routes.» Un service assuré bien souvent par des agriculteurs, en complément de leur revenu de base. «Je me suis proposé pendant deux hivers, ce fut parmi les pires. Un jour, j’ai travaillé 36 heures d’affilée, sans interruption, sauf pour faire le plein de mon tracteur. Ma femme savait précisément à quelle heure elle allait me voir réapparaître.» «C’était facile, en rigole aujourd’hui Marguerite, c’était toujours après 7 heures et demie de travail.»

Encore en avril: Jacob Geiser n’oubliera pas de sitôt les hivers de 1980/81 et 1981/82. «Il était tombé tellement de neige que j’ai cassé à deux reprises l’essieu avant de mon tracteur en ouvrant la route sur Mont-Soleil. Et, par endroits, la neige était si haute qu’elle dépassait la hauteur de la cabine du tracteur.» Le combat incessant contre la neige a duré. « J’ai encore dépanné un voisin pris dans la neige en avril 82.»

Les hivers peuvent être rudes. Comme ceux de 1980/81 et 1981/82. La masse de neige tombét était si dense que les essieux de tracteur ne résistaient pas.  Photo:LDD

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