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Loin de tout (4)

Un autre monde à deux pas du nôtre

C’est l’histoire hors du commun de Dominique, qui a choisi de vivre son rêve d’enfant jusqu’au bout en vivant à l’écart de l’agitation, loin des regards, dans un coin où on lui fiche la paix.

Quelque part dans le Jura bernois, Dominique mène une vie dans des conditions qu’on peine à imaginer. Photo:Keystone
  • Dossier

Nicole Hager

Le JdJ à l’aventure
Comment vit-on quand on habite loin de tout? Qui plus est quand l’hiver s’installe et que la neige s’en mêle? Le Journal du Jura est parti à la rencontre d’habitants du Jura bernois qui résident à distance des commerces, des écoles, des cabinets de médecin, des transports en commun… Au fil de la semaine, découvrez des aventuriers, des férus de liberté ou des reclus volontaires à la recherche d’une forme de tranquillité ou d’isolement. Des débrouillards, assurément.

 

«C’est une personne cultivée mais méfiante. Ce sera un défi de nouer un contact», nous a prévenu un voisin. «Si vous voulez l’apercevoir, il faut rester près du tas de bois posé à la lisière de sa propriété. En principe, il est rentré pour l’hiver», me conseillait vivement un autre. «C’est vraiment quelqu’un dont il faudrait pouvoir parler», insistait encore un tiers.

En entamant des recherches, j’étais loin d’imaginer que le projet d’écrire une série sur des gens qui vivent loin de tout allait m’entraîner sur la piste d’un personnage dont on peine à concevoir l’existence, à l’heure où le confort standard de tout intérieur inclut au minimum le chauffage, l’électricité et l’eau courante, sans parler du développement des moyens de communication.

Identité floutée
Pour préserver un anonymat qu’elle réclame, nous allons volontairement rester flou sur l’identité et le lieu de vie de cette personne. Homme ou femme? Nous l’appellerons Dominique. Domicile? Quelque part dans le Jura bernois, là où la neige a tendance à jouer les prolongations.

Dominique a refusé d’apparaître dans le journal ou d’y être cité-e. Nous respectons son choix. Nous livrons ici ce que l’on nous a raconté de ce personnage et qu’il a pu nous confirmer au cours d’une conversation réalisée sur le seuil de sa maison, minée par les ans. Car, oui, Dominique a accepté de nous parler, longuement. Sans doute parce que nous nous sommes présentés à sa porte avec l’un de ses voisins les plus proches dans tous les sens du terme. Leurs rencontres sont pourtant très occasionnelles. Au cours de l’année écoulée, elles se sont comptées sur les doigts d’une seule main. «Les rares fois où l’on se croise, les échanges sont longs. Sans doute parce que tout être humain a besoin d’être en relation avec les autres», constate cet homme qui veille, avec infiniment de bienveillance et à distance, sur Dominique.

Pas d’eau, pas d’électricité, pas de téléphone
Dominique vit loin de tout, isolé-e, reclus-e et dans un confort des plus rudimentaires depuis plus de 50 ans. Un choix assumé. A mille lieues de toute agitation, vivant de peu, mais vivant quand même, Dominique a abandonné le confort moderne pour un rêve de gosse. Sa maison ne dispose ni de l’électricité, ni de l’eau courante et n’offre aucun accès direct à une route. Trop excentrée, elle est exclue de la tournée du facteur et l’arrêt de transport public le plus proche se trouve à trois kilomètres.

Pour entrer en contact avec ce personnage énigmatique, il n’existe pas d’autres moyens que d’aller frapper à sa porte ou de lui adresser un courrier, qui sera relevé un jour ou l’autre dans une case postale lors de son prochain passage en ville.

Expéditions en ville
Aller à la ville, c’est toute une expédition pour Dominique. Les trajets sont réalisés à l’aller à pied, sur des chemins peu fréquentés et très pentus. Le retour s’effectue en partie en bus avec des provisions pour la ou les semaines à venir. Quant aux derniers kilomètres, ils sont accomplis à pied par tous les temps. Une contrainte de plus en plus pénible à supporter avec les ans.

Même si la force vient peu à peu à manquer, Dominique semble encore en forme. Son mode de vie, dépourvu de tout état de stress et d’excès de nourriture, n’y est sans doute pas étranger. Dominique a également développé un autre rapport au temps que nous avons perdu, calé sur le lever et le coucher du soleil.

Ce choix de vie implacable a nécessité l’apprentissage de la débrouille et l’acquisition de compétences multiples: peindre, souder, jardiner et mille autres choses. Dominique maîtrise un tas de savoir-faire. Pour survivre, il lui a fallu surtout apprendre à ne compter que sur soi-même. Quant au mental, il doit être aussi blindé que la santé physique pour tenir dans ces conditions, seul, isolé, en retrait de la vie des autres.

Dans une jungle
Pour s’abriter davantage encore des regards, Dominique a laissé pousser sur sa propriété, tout autour de son refuge, une forêt dense. Le soleil se fraye difficilement un passage entre les branches. Dominique nous montre un arbre mort qui a terminé sa chute appuyé sur la façade de sa maison, mais pas question de le réduire en bûches pour se chauffer. «Dominique a développé une hypersensibilité à la nature», observe un voisin. «Entendre le bruit d’une tronçonneuse lui fend le cœur. Pour se chauffer, seuls des déchets de menuiserie sont utilisés.» L’arbre restera donc en l’état, servant d’abri aux oiseaux et autres animaux, étonnamment peu farouches en ces lieux. Au cours de notre conversation, un pic épeiche viendra et reviendra se poser sur une branche à deux envolées de nous, et une souris déambulera sans crainte entre des tas de neige, quasiment à nos pieds.

Fascination et inquiétudes
Dominique fascine les rares personnes au fait de son existence. Les bruits les plus fous courent sur ses conditions de vie et son passé. Certains lui prêtent une carrière professionnelle qui n’a pas été la sienne. D’autres s’étonnent que sa vie de dénuement escamote à ce point des origines plutôt bourgeoises.

Si les commentaires vont bon train, les interrogations ne manquent pas. Pourquoi avoir choisi cette vie en retrait de la société, en marge, à contre-courant, sans aucun confort? Comment gère-t-on une solitude choisie... ou pas?

La plupart des questions resteront en suspens. Ce qui est certain, c’est que Dominique assume pleinement son choix de vie et n’entend dépendre de personne. L’aide qui lui est proposée par l’un ou l’autre voisin, désireux de lui apporter son soutien pour des déplacements, la réparation de sa maison ou encore l’évacuation de déchets, est habilement écartée. Ce qui n’empêche pas ces mêmes voisins de s’inquiéter à son propos et de se préoccuper des questions de responsabilités qu’entraîne le refus d’aide de cette personne âgée, qui s’assume encore pleinement. Mais pour combien de temps encore? Pour Dominique, l’autonomie et l’indépendance relèvent moins d’un luxe que d’une nécessité.

 

Concilier la liberté d’une personne et sa protection
Délicat
Le cas de Dominique pose un cas de conscience. Comme l’immense majorité des personnes âgées, Dominique souhaite vieillir à la maison, conserver une indépendance acquise sans doute durement. Mais que faire quand la maladie surviendra? Et s’il lui arrive quelque chose? Sans téléphone, impossible pour Dominique d’alerter qui que ce soit.

Signaler, pas dénoncer
«Si les gens s’inquiètent au sujet d’une personne, la première chose à faire est de nous signaler le cas et nous ouvrirons une procédure, le Code civil prévoyant que l’APEA doit se saisir du cas et établir les faits d’office», avise Cédric Maschietto, président de l’Autorité de protection de l’enfant et de l’adulte (APEA) du Jura bernois.

Particulier
Le signalement de personnes âgées est le plus souvent réalisé par l’entourage de la personne concernée, mais peut également être fait par les services sociaux communaux ou un hôpital, un office administratif (Office des poursuites, Police cantonale, agence AVS) ou un médecin de famille. L’APEA reçoit également des demandes spontanées de retraités qui vont entrer au home et qui souhaitent avoir l’appui de quelqu’un pour s’occuper de leurs affaires (papiers administratifs, banques, ...). Si certaines institutions ont l’obligation de signaler des situations préoccupantes, ce n’est pas le cas des particuliers. La loi leur offre la possibilité de signaler une situation, elle ne leur impose pas une obligation, si ce n’est celle de collaborer avec l’APEA.

Enquête
Pour savoir si la situation est sous contrôle ou non, l’APEA procède à une enquête. Comment la personne annoncée vit-elle? A quoi ressemble son lieu d’habitation? Consulte-t-elle régulièrement un médecin? «Nous essayons de ne pas être trop intrusifs, mais si nous devons intervenir, nous n’hésitons pas à le faire», annonce clairement Cédric Maschietto.

Aide rejetée
Le président de l’APEA du Jura bernois reconnaît que l’aide qui peut être apportée est parfois rejetée. «Il est difficile d’admettre qu’on n’y arrive plus et qu’on a besoin d’aide. Pourtant, souvent, une fois qu’un accompagnement est mis en place, la personne concernée se sent soulagée.»

Quand on assiste à la dégradation de ses conditions de vie, comment peut-on venir en aide à une personne qui refuse toute aide?  Photo: Keystone

 

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