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Nettoyeur de guerre

Déminage en Irak amorcé à Tavannes

La Fondation Digger conçoit une machine qui ouvrira la voie du retour aux habitants des villes piégées par l’Etat islamique. Une mission inédite appuyée par des chiens démineurs.

Frédéric Guerne pilote le projet de déminage en Irak qui s’appuiera sur un nettoyeur de guerre encore plus performant que celui qui a fait la réputation de la Fondation Digger. Charles Ellena

Thierry jacolet

 

Des villes irakiennes pièges. Arrachées aux mains du groupe Etat islamique (EI), Tikrit, Sinjar, Ramadi ne sont plus qu’un vaste champ de ruines. Et de mines. Les rues et les bâtiments sont truffés d’explosifs en tous genres. Les habitants ne peuvent y retourner tant que leur ville n’est pas débarrassée des souvenirs traîtres laissés par les djihadistes au moment de décamper.

«Les besoins en déminage sont plus importants que ce que nous estimions. Nous pensions nous concentrer sur les villes, mais il y a aussi du travail dans les villages et dans les campagnes.» Frédéric Guerne, directeur de la Fondation Digger, fait l’état des lieux après le retour de Sinjar, le week-end dernier, d’un collaborateur qui y a effectué une mission de reconnaissance.

 

«Même un tank explose»

C’est que la fondation basée à Tavannes pourrait donner un coup d’accélérateur au déminage amorcé timidement en Irak après le passage des combattants de l’EI. Les employés y préparent la mission Scraper, un projet évalué à plusieurs centaines de milliers de francs.

Un nouveau nettoyeur de guerre est en phase de développement en vue d’être envoyé sur le terrain l’an prochain. Un croisement entre un bulldozer, une pelleteuse et une machine de déminage qui a fait la réputation de l’entreprise, une des dernières encore en activité dans un secteur laminé au niveau mondial (voir ci-dessous).

«Les bulldozers peuvent sortir les débris piégés de petites charges», souligne Frédéric Guerne. «Mais ils ne peuvent rien faire contre des explosifs de 200 kilos. Même un tank américain explose dans ce cas. Alors, les Irakiens y vont à la main maintenant, mais c’est très risqué et fastidieux.»

Le nettoyage de villes rasées par les combattants n’est pourtant pas le domaine d’expertise de Digger, qui a jusque-là œuvré sur des  de campagne. «C’est pourquoi nous travaillons sur ce projet avec des spécialistes des métiers de la démolition», précise le directeur d’une fondation qui, en 18 ans d’existence, a su maîtriser les innovations technologiques dans le cadre des résidus de guerre.

 

Des chiens en renfort

Digger compte sur un autre précieux renfort: le flair des chiens démineurs. «Une maison en ruines est plus accessible à un chien qu’à une machine», justifie Frédéric Guerne. «Les menaces évoluent sur le terrain et nous ne pouvons pas tout faire avec les seules machines. Nous devons nous adapter.»

Comme la fondation l’a fait au Mozambique avec des rats, en complément de leur machine. Avant d’engager le nouveau démineur dans les ruines en Irak, ce sont les chiens qui devraient entrer les premiers en action. Des bergers belges bardés de technologies.

Digger a conçu, à l’aide d’un spé-cialiste du parapente, un harnais léger contenant un boîtier électronique, GPS, caméras et haut parleurs inclus.

Le tout utilisable à 100 mètres de distance. «Le Centre international de déminage humanitaire de Genève (GICHD) nous a demandé de créer un GPS pour le déminage avec les chiens, afin de pouvoir s’affranchir de l’utilisation de la laisse qui réduit beaucoup leurs possibilités d’engagements», éclaire le responsable, tandis que dans son dos une imprimante 3D fabrique le boîtier en plastique souple destiné à protéger le système électronique placé sur le dos du chien.

 

Première au Cambodge

«Avec la laisse, les chiens ne peuvent quadriller que 10 mètres sur 10 à chaque fois et sans végétation», poursuit-il. «Par contre, avec le système électronique développé, le maître donne dans le haut-parleur les ordres au chien qui, grâce à son flair, trouve les mines que nous pouvons localiser avec le GPS.» Un test grandeur nature réalisé au Cambodge a été concluant. Tellement que la fondation zurichoise Monde sans mines a proposé de financer quarante de ces harnais.

Pourquoi les chiens? Ils travaillent avec plus d’indépendance que les rats, et sont suffisamment intelligents pour accepter de manière fiable des ordres donnés à distance. La première utilisation à échelle étendue est prévue pour cet automne au Cambodge avec l’ONG norvégienne Norwegian People’s Aid. Ce système Smart pour chiens détecteurs de mines est tellement novateur que le CIGHD a dû adapter les normes internationales à cette technologie.

Ce sont même les méthodes du déminage humanitaire qui pourraient changer grâce à ce harnais dernier cri. Il faut dire que le minage des villes irakiennes atteint un niveau de complexité encore jamais vu chez Digger. «Nous n’avons jamais été confrontés à un tel taux de piégeage», insiste Frédéric Guerne.

«Quand j’ai vu les chiffres, je me suis dit que c’était une opération com’ de la part des ONG. Certains rapports parlent de dix munitions par mètre carré dans ces villes que l’EI a perdues! Et je connais le sérieux et le professionnalisme des démineurs qui ont rédigé ces rapports.»

 

Sous les cadavres

Les maisons et les rues libérées sont des pièges pour les soldats et les civils qui tentent un retour pour récupérer des affaires, un corps ou pour se réinstaller. «Il peut y avoir des grenades dégoupillées dissimulées sous le cadavre qui explosent au moment où la famille vient le prendre», redoute le directeur. Pas étonnant qu’à Sinjar, une ville qui comptait 55 000 habitants avant la guerre, seules une soixantaine de familles ont retrouvé leur foyer.

C’est pourquoi le déminage doit permettre des conditions de vie suffisantes pour un retour des habitants. Il en est la première étape. «C’est le socle de l’humanitaire», affine le directeur. La contribution de Digger, à son échelle, à la résolution de la crise des migrants.

Digger aura du travail plein les bras à Sinjar, ville irakienne où le collaborateur Gentien Piaget était en mission de reconnaissance. Fondation Digger

 

«Cette machine peut changer la vie des gens»

Il a la puissance d’un tracteur, les chenilles d’un bulldozer et le blindage d’un tank. Le Digger D-250 peut rouler à 6 km/h et détruire les explosifs à une vitesse de 1 km/h avec ses 250 CV dans le coffre. Un monstre de 12 tonnes fait maison.

La Fondation Digger a construit sa réputation sur les performances de cette machine répliquée à 13 d’exemplaires. «Elle peut changer la vie des gens», apprécie Frédéric Guerne, en tapotant la «bête» dans les ateliers qu’il dirige à Tavannes, comme s’il essayait de l’amadouer. Il la connaît pourtant depuis plus de 17 ans.

Le directeur âgé de 47 ans est un peu le «père» du Digger-D250, qui a fait ses preuves dans treize pays sortis de la guerre ou en plein conflit, de la Bosnie à l’Angola en passant par le Soudan. Dernier en date, le Mozambique, où la machine a contribué jusqu’en septembre dernier à libérer le pays des mines anti-personnel.

Les gens ne sont pas seulement victimes des mines, parce qu’ils marchent dessus. Leur présence suffit à paralyser une région. «Quand un pays est miné, les habitants n’ont plus accès aux puits, aux champs, aux pylônes électriques, aux routes aussi», témoigne Frédéric Guerne. «Les gens meurent de faim. En 2005, Juba, capitale du Sud-Soudan, était isolée du reste du monde à cause des mines. La nourriture devenue très cher était acheminée par avion. Après le déminage, le prix a été divisé par dix…»

 

«Nous ne faisons pas de bénéfice»

Digger travaille en terrain miné. Trop miné parfois. Son action dépendant de la situation géopolitique, la fondation ne prend pas de risque, quitte à laisser tomber un projet comme en Libye. La dégradation de la sécurité en Afrique et au Moyen-Orient a d’ailleurs frappé de plein fouet le secteur du déminage humanitaire ces quatre dernières années. «Il ne reste que deux outrois concurrents sur le marché», reconnaît Frédéric Guerne. «Les autres ont fait faillite à cause de cette situation sécuritaire qui limitait leur activité.»

La fondation a même pu amortir le choc du franc fort qui a entraîné un manque à gagner de 18 à 20%. «Nous avons adapté à la hausse les prix, ce qui a découragé certains de nos clients parmi les organisations humanitaires, commerciales ou les gouvernements.»

Si Digger a si bien résisté à la crise que traverse le secteur, c’est grâce à son modèle d’entreprise unique: elle est une fondation qui vit de dons, un projet régional soutenu par des personnalités comme l’astronaute Claude Nicollier, l’ancien conseiller fédéral Adolf Ogi, le prix Nobel de la paix 1996 José Ramos-Horta ou encore le président de l’EPFL Patrick Aebischer.

«Nous sommes les seuls à faire cela», assure le responsable, à la recherche de donateurs pour son projet en Irak. «C’est pourquoi nous “stimulons” le milieu. Nous ne faisons pas de bénéfice et je refuse d’avoir des actionnaires qui se graissent la patte grâce à l’humanitaire. Nous ne faisons pas cela pour l’argent, mais parce que le cœur de notre métier, c’est l’aide humanitaire.» Frédéric Guerne, un puriste.

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