Vous êtes ici

Abo

image

Tout le monde se l’approprie

En publicité mais aussi en politique, le Cervin est partout

Le Cervin est souvent utilisé dans la publicité.

Julien Wicki

«Quand j’avais voulu importer du parmesan de Colombie avec l’effigie du Cervin sur l’emballage, il a été ouvert à la douane pour s’assurer que ce n’était pas de la cocaïne.» Des anecdotes comme celle-ci, Yvan Hostettler en a des dizaines. Ce graphiste genevois est ce que l’on pourrait appeler un «cervinophile».

L’homme répertorie depuis plus de trente ans, par un réseau aux quatre coins du monde et sans avoir attendu l’internet, toutes les utilisations du Cervin dans la publicité, soit des centaines d’exemples. Des trésors d’archives qui ont débouché sur deux livres «Cervin: montagne de pub» en 1990 et «Cervin: top model des Alpes» en 2006. Et depuis, celui qui s’est même offert aux enchères la plaque d’immatriculation GE – 4478 (ndlr:l’altitude du Cervin), ne s’est pas arrêté.

Utilisé dans tous les sens

Décapitée, détournée, inversée, sublimée, malmenée, travestie, politisée ou encore coiffée d’un fer à repasser ou d’un préservatif, la montagne des Zermattois n’a aucun secret pour ce citoyen du bout du lac. Mieux, l’homme s’en amuse et participe même à ce petit jeu de détournement.

Le Cervin, 8e merveille du monde, dépasse les pyramides d’Egypte en notoriété pour le site swissinfo.org. DR

Pour les besoins de cette pub en italien, le Cervin flirte avec le Jura. DR

Zermatt construit jusqu’au pied du Cervin. La force du symbole prend le dessus sur la réalité. DR

Depuis le début des années 2000, le Cervin s’est fréquemment invité en politique. «Mais souvent pour déformer la réalité, comme dans ces deux exemples», indique Yvan Hostettler. DR

En 2003, il sort un t-shirt qui simule des travaux sur le Cervin, juste après l’éboulement qui avait nécessité l’évacuation de 90 personnes. «Un vrai carton auprès des alpinistes», se souvient-il. Plus récemment, c’est la couverture du mythique album de Pink Floyd «Dark Side of the Moon» qui se change en «Matterhorn» avec un prisme qui reprend les courbes de la montagne. «Je voulais toucher à deux mythes», explique-t-il.

Une montagne devenue mythique, voilà le principal intérêt d’Yvan Hostettler. «Mythique par l’utilisation qu’on en a faite. En faisant tout et n’importe quoi, on a ancré l’image dans la tête des gens. C’est la seule montagne dont la forme est connue dans le monde entier. Tout le monde a voulu y mettre sa patte. Si Zermatt avait voulu trop contrôler l’utilisation de cette forme, elle aussi aurait été perdante», estime-t-il.

Mais comment expliquer cet attrait? «Un graphiste vous dira tout de suite que cette forme pyramidale, totalement isolée, a quelque chose de parfait seulement depuis Zermatt. C’est unique en montagne.»

Evolution des perceptions

Depuis le début de ses recherches, l’homme note que de nombreuses perceptions ont changé, notamment à Zermatt. Quand il sort son premier livre, il y a vingt-cinq ans, les Zermattois sont gênés par sa préface qui évoque le drame de la première cordée comme mythe fondateur de l’image du Cervin.

«Ça ne se faisait pas d’en parler, tout comme dire que le Cervin était africain. (ndlr: en raison de sa formation géologique entre plaques africaine et européenne). Pour ce 150e anniversaire, c’est tout le contraire. On en profite en essayant de réhabiliter les guides zermattois et de revoir le rôle de Whymper.»

Devenu un nom

Autre changement, et c’est rarissime pour une image naturelle, le Cervin est devenu un nom générique. «On lui trouve sans cesse des jumeaux. Pour un peu, il suffira d’avoir un caillou pointu dans son jardin pour l’appeler Cervin. En bourse, lorsqu’une action monte puis chute rapidement, on appelle cela «le Cervin boursier.»

Perte d’identité?

Surexploité, difficile alors de lui maintenir une identité. Est-il symbole de Zermatt, du Valais, de la Suisse, de la montagne? Yvan Hostettler y voit une image nationale. «Même utilisé partout dans le monde, c’est au final à la Suisse et à une certaine idée de pureté de ses montagnes qu’on fait référence. Pour nous, c’est l’image qui a dépassé celle de l’arbalète de Guillaume Tell, très utilisée dans les années 70 et 80 mais finalement peu rassembleuse.»

Ce n’est donc pas un hasard si le Cervin est de plus en plus utilisé en politique mais la force du symbole pousse aux excès. «On a montré en 2003 un Cervin sous une couche de pollution pour inciter à voter oui à la poursuite du nucléaire, ce qui est un scandale.»

Yvan Hostettler, certain que le Cervin sera toujours un pilier pour Zermatt et la Suisse – à condition de ne pas s’asseoir dessus – appelle toutefois à ne pas laisser l’image s’échapper. «Avec le désintérêt des Suisses pour le ski et la montagne, ce serait dommage que ce soit un jour les touristes qui nous rappellent que le Cervin est chez nous.»

Info

Yvan Hostettler – «Cervin top model des Alpes», Editions Olizane.

Zermatt veut garder le contrôle

Un caillou qui suscite autant de convoitises, ça se protège. Zermatt Tourisme a pris les devants et le nom Matterhorn et ses traductions, Cervin et Cervino sont sous licence depuis 2008 après que plusieurs marques les ont utilisés pour leurs produits. Depuis, la protection s’applique à la majorité des catégories du marché et le nom est garanti au niveau suisse.

Cela répond à un double objectif de surveillance et d’intérêt marketing. «Notre but est de s’assurer qu’il n’y a pas de mauvais emploi de la marque et surtout de savoir qui veut l’utiliser. Le cas échéant, il peut y avoir un intérêt pour nous de collaborer et de faire un partenariat gagnant pour les deux parties», explique Marc Scheurer, directeur marketing de Zermatt Tourisme.

Le système de surveillance commence dans la région avec les différentes entreprises qui veulent utiliser la marque.

Des contrats européens de licence sont également signés et des démarches sont entreprises à l’échelle internationale. «Mais nous ne pouvons pas tout contrôler», poursuit Marc Scheurer. Un cabinet d’avocats se charge de scanner les diverses utilisations de la marque. Pour Zermatt Tourisme, les différentes démarches coûtent plus de 20 000 francs par an.

Pour la destination, le nom Zermatt – Matterhorn fait office de marque. La commune, en revanche, n’a pas pris le nom de la montagne comme cela est le cas dans la station de Chamonix Mont-Blanc.

Forme pas protégée

Si le nom est protégé, ce n’est pas le cas de la forme et de l’image. «On sait par exemple qu’il y a une marque jamaïcaine de cigarettes qui utilise le Cervin. Ça nous dérange un peu mais on ne peut rien y faire et en même temps, on parle de nous», nuance le directeur marketing.

L’utilisation de la montagne comme objet politique ne lui a pas échappé. «La force du Cervin permet de dépasser la réalité, par exemple lorsque la fondation Weber utilise Zermatt et le Cervin pour montrer la dérive des lits froids alors que l’hôtellerie y est largement privilégiée.» Dans ce genre de cas, les Zermattois restent en retrait. «On ne veut pas se mêler de politique et accroître du coup la visibilité de ces messages.»

Pour vous,le cervin c’est?

Yvan Hostettler, graphiste
«Je vois le Cervin partout. Quand je lui tourne le dos, je me retourne car je me sens observé. Le sommet? Je le préfère inaccessible.»

Le chiffre du jour

238

est le nombre de «répliques» du Cervin répertoriées dans le monde. Les 22 concurrents étrangers les plus sensibles sont exposés au Gornergrat jusqu'au 25 octobre.

Articles correspondant: Suisse »