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Bienne, eldorado ou dumping de la coiffure?

Ces dernières années, les barbiers et salons poussent comme des champignons dans la cité seelandaise. Un phénomène s’accompagnant d’une baisse des prix et qui pose de nombreuses questions.

La prolifération de nouveaux salons de coiffure à Bienne force de nombreuses enseignes à casser les prix afin de faire face à la concurrence. Unsplash

Par Maeva Pleines


«Parcourez la rue des Marchandises et comptez le nombre de salons. A Bienne, on ne trouve pas un quartier sans son lot de coiffeurs.» Luca Francescutto dénonce une présence disproportionnée par rapport au nombre d’habitants dans la cité seelandaise. Le conseiller de ville a d’ailleurs interpellé les autorités sur ce phénomène l’année dernière.

Malgré ce signal d’alarme, le Conseil municipal indique qu’il n’est pas le bon interlocuteur. L’Exécutif ne recense pas le nombre de coiffeurs en ville et n’a pas son mot à dire. En effet, l’obligation d’obtenir une autorisation pour ouvrir une enseigne a été supprimée en 1995, à l’occasion d’une révision de la loi cantonale sur le commerce et l’artisanat. 

Dès lors, tout le monde peut ouvrir son institut, sans devoir présenter ni certificat ni diplôme. La possibilité de créer une entreprise indépendante, simplement, a entraîné une nette augmentation ces dernières années. 

Cette prolifération pose de nombreuses questions. Luca Francescutto explique l’enjeu à travers un calcul simplifié. «Je dénombre environ 140salons de coiffure à Bienne. On peut compter un salaire de 4000fr. pour le patron et 6000fr. pour deux employés. A cela s’ajoute un loyer de 4000fr., ainsi que des frais divers de 1500fr. On arrive ainsi à un total de 15000fr. de charges. Si le prix de la coupe s’élève à 20fr., ce salon doit exécuter 825coupes par mois, soit plus de 34par jour.» Selon cette base, pour que 140salons soient viables, il faudrait que 4812individus se fassent couper les cheveux chaque jour, dans une ville d’environ 56000 têtes. «C’est impossible», conclut le politicien. 

Selon lui, cela implique forcément des activités criminelles dans quelques salons. «Lorsqu’on constate l’agencement luxueux de certaines adresses, il est difficile de ne pas y voir l’implication d’une organisation mafieuse.» Pour éviter le blanchiment d’argent ou autres fraudes, l’élu UDC préconise davantage de contrôles (voir encadré). «Il faudrait des examens approfondis de la comptabilité afin de réaliser l’ampleur du problème. La Ville en est certainement consciente. Elle profite pourtant d’un commerce apparemment fleurissant et ne fait rien», estime Luca Francescutto.

 

Métier pas protégé

Du côté des coiffeurs aussi, on ressent un certain écœurement face à une concurrence qui ne cesse de grandir. Certains osent pointer du doigt des magouilles. La plupart d’entre eux haussent des épaules, comme Dominique Zimmermann, de chez «Dominique Coiffure», à Bienne. «Je me demande bien comment les enseignes low-cost peuvent proposer des prix si bas. Pourtant, les produits sont chers et les loyers élevés.»

Après une quarantaine d’années de pratique, celle-ci a justement dû déménager dans un plus petit studio, il y a deux ans. «Peut-être n’ont-ils pas d’assurance ou des salaires extrêmement bas. Certains finissent par fermer et rouvrir ailleurs, sous un autre nom... Une chose est sûre, cela met en danger un métier fabuleux», souffle la coiffeuse. 

Et d’ajouter: «Les anciens peuvent au moins compter sur une clientèle fidèle. Je m’inquiète surtout pour la relève. Après trois ans d’apprentissage, ils n’ont presque aucune chance de s’en sortir en indépendant.»

Face à un constat similaire, Marina Mariotti, de «La Scena, L’esprit de la coiffure», appelle de ses vœux un meilleur encadrement de la profession. «Il faudrait instaurer les mêmes obligations pour tous, ainsi qu’un salaire minimum en fonction de l’activité effectuée», tranche-t-elle.

 

Low-cost aussi entraînés

Patron Prinz Coiffeur, Kahlid Saleh se positionne également en faveur d’un prix minimal de la coupe, fixé au-dessus des tarifs – pour le moins attractifs – qu’il pratique actuellement. «Nous ne baissons pas les prix par gaîté de cœur. Mais, si un autre salon ouvre juste à côté avec des tarifs plus bas, nous sommes obligés de nous aligner pour ne pas perdre nos clients», témoigne-t-il. 

C’est la même logique qui a poussé Mohamad Kamaran Azeaz d’établir des coupes à 20fr. Ouvert il y a seulement une semaine sur la rue d’Aarberg, il avoue toutefois que cela ne lui permet pas de vivre. «Je puise pour l’instant dans mes réserves et je compte sur mes connaissances dans la région pour fidéliser une clientèle. Toutefois, vu le nombre de personnes à petit revenu à Bienne, il faut appliquer des tarifs bas, sinon ça ne marche pas», juge-t-il. 

Implanté depuis plus de 10ans à Bienne, Kahlid Saleh peut quant à lui compter sur quatre enseignes pour rentabiliser son activité. Il trouverait malgré tout raisonnable de limiter les ouvertures, d’imposer un espace minimal entre deux salons et d’augmenter les contrôles.               

 

 

Personne ne constate de grosse fraude

Si les salons de coiffure prolifèrent, c’est que les barrières juridiques, administratives et financières à l’ouverture sont basses par rapport à d’autres secteurs. Trop basses, selon certains. Lorsqu’on s’adresse aux forces de l’ordre au sujet des éventuels contrôles effectués, difficile de mettre le doigt sur le bon interlocuteur. 

A Bienne, la police indique que la surveillance dans le domaine du blanchiment d’argent et la répression des actes punissables relèvent de la compétence des services cantonaux. La police biennoise des étrangers réalise toutefois des inspections concernant les permis de travail. Avec une moyenne de 16 vérifications par an, le responsable de la sécurité publique à Bienne note que «la majorité des salons de coiffure sont en règle». André Glauser précise que quatre infractions à la Loi sur les étrangers et à l’intégration (LEI) ont été constatées sur les deux dernières années, dont une en 2021. 

Pour en savoir plus, on s’adresse donc à la Police cantonale bernoise. On y apprend que des contrôles systématiques ne sont pas prévus au sein des établissements de coiffure. «Des examens ont toutefois eu lieu, mais en lien au respect des mesures Covid», ajoute le responsable communication.

Aimablement redirigés vers la Direction bernoise de l’économie (BECO), on découvre finalement que l’association «Contrôle du marché du travail» effectue des contrôles du marché cantonal dans toutes les branches. Le BECO ne peut toutefois pas se prononcer sur la situation à Bienne. «Il y a quatre ans, tous les barbiers de la ville de Berne et de Thoune ont été contrôlés pour vérifier l’absence de travail au noir. Il en ressortait peu ou pas d’infractions au droit des assurances sociales ou au droit des étrangers, mais beaucoup d’infractions salariales (pour lesquelles ce n’est pas nous, du côté du canton, qui sommes compétents, mais la Commission paritaire de la branche de la coiffure).»

Président du secteur Bienne, Seeland et Jura bernois de l’Association suisse de la coiffure, Dimitri Suhner admet ne pas savoir si tout le monde exerce «dans les règles de l’art». Il assure toutefois que l’Association inspecte de nombreux commerces pour s’assurer que les règles de la convention collective de travail sont bien appliquées. «Ces deux dernières années, les syndicats ont multiplié les inspections et certaines enseignes ont été sanctionnées. A Bienne, seules des petits soucis ont été rapportés», conclut Dimistri Suhner.

 

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