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Charlie Hebdo

Quatre dessinateurs à la plume acérée

Cabu, Wolinski, Charb et Tignous ont été tués. Chacun à sa manière a marqué l’histoire de la caricature française. Retour sur les trajectoires de ces artistes reconnus

  • 1/2 L'une des publications incriminée par les fondamentalistes de l'Islam
  • 2/2 Tignous, Charb, Wolinski et Cabus, quatre plumes reconnues ont perdu la vie mercredi dans l'attentat contre Charlie Hebdo.
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François Aubel, Françoise Dargent, Anne-Charlotte De Langhe  (Le Figaro)
Quatre dessinateurs du journal satirique Charlie Hebdo sont décédés hier. Hommage à quatre plumes, qui, chacune à leur manière, ont marqué l’histoire de la caricature en France.

Cabu

Le dessinateur et caricaturiste Jean Cabut, qui aurait eu 76 ans le 13 janvier prochain, collaborait à Charlie Hebdo depuis 1970. Il avait auparavant publié ses dessins dans les revues Hara-Kiri (avec Wolinski) et Pilote. A la fin des années 1970, son trait s’affirme comme de plus en plus politique, lui qui ne se cache pas de voter à gauche. Le Canard enchaîné en fait, lui aussi, l’un de ses «croqueurs» fétiches. «Il faut de temps en temps le ramener sur les rails», avait confié au Figaro en 2006, Michel Gaillard, alors rédacteur en chef du journal.
Parallèlement, le créateur du «Grand Duduche» participe à l’émission de l’animatrice Dorothée sur Antenne 2, dans l’émission «Récré A2», et à «Droit de réponse» de Michel Polac, sur TF1. Son travail, que l’on retrouve dans différents livres et jusque sur plusieurs pochettes d’albums – dont certains de jazz, l’une de ses passions – avait ces dernières années fait l’objet de deux expositions.
En octobre dernier, Cabu avait fait paraître «L’intégrale beauf» chez Michel Lafon, éditeur chez lequel Mai 68 – un ouvrage collectif rassemblant Cabu, Wolinski, Cavanna, Siné et Gébé – était également sorti en 1998. Le fils que Cabu avait eu avec la journaliste Isabelle Monin, le chanteur Mano Solo, était décédé en 2010 du sida.

Wolinski

«Je suis un con, mais quand je vois ce que les gens intelligents ont fait du monde…» C’était l’une des maximes favorites de Georges Wolinski, le dessinateur né à Tunis le 28 juin 1934 d’une mère franco-italienne et d’un père juif polonais.
Avant d’envoyer ses premiers dessins au magazine Rustica en 1958, il prit un emploi dans l’entreprise de tricot de son père. Pendant les événements de Mai 68, Wolinski – qui a commencé par dessiner dans Action – fonde avec Siné le journal L’Enragé. Le journal disparaîtra vite, mais le ton du futur Hara-Kiri Hebdo (puis Charlie Hebdo) commence à apparaître. La carrière du plus facétieux des contestataires était lancée.
On retrouvera son trait et ses traits d’esprit dans L’Humanité, Le Journal du Dimanche, Le Nouvel Observateur et Paris Match, titre pour lequel il travaillait toujours. Amoureux des femmes, tendre obsédé sexuel, ce grand amateur de cigare était selon son ami Serge Lentz une sorte de Janus.
«On croit que c’est une brute, alors qu’il est pudique, courtois et fidèle», confiait l’écrivain au Nouvel Economiste il y a dix ans. Wolinski disait vouloir être incinéré. Il avait même confié à sa femme: «Tu jetteras les cendres dans les toilettes, comme cela, je verrai tes fesses tous les jours.» C’était ça, l’esprit Wolinski.

Charb

Il se faisait appeler Charb, en référence à son nom. Stéphane Charbonnier avait repris les rênes de Charlie Hebdo en tant que directeur de la publication après le départ de Philippe Val en 2009. Né en 1967, Charb cultivait un humour féroce. On se souviendra de ses dessins avec les deux figures récurrentes de Maurice et Patapon, le chat et un chien anticapitaliste mêlant scatologie et philosophie. Sa rubrique dans Charlie Hebdo était intitulée «Charb n’aime pas les gens».
Sa marque de fabrique: des personnages aux traits cabossés au teint jaune et aux yeux globuleux, volontiers stupides, malfaisants et lâches. Son humour féroce s’exprimait librement à l’encontre de plusieurs cibles, des accros à la cigarette (croqués dans l’album «J’aime pas les fumeurs») aux hommes politiques comme Nicolas Sarkozy (il a publié un «Dico Sarko»).
Très prolifique avec une vingtaine d’albums à son actif, il collaborait régulièrement à plusieurs titres de presse dont «Fluide glacial». Mais c’est à Charlie Hebdo qu’il réservait la primeur. Il avait d’ailleurs participé à la relance du titre en 1992. Dans le dernier numéro du magazine, un dessin tristement prémonitoire représente un islamiste en armes surmonté d’une phrase: «Toujours pas d’attentat en France.» Charb lui faisait répondre dans une bulle: «Attendez, on a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux.»

Tignous

Un tendre à la dent dure. Voilà comment tous les collaborateurs de Tignous, Bernard Verlhac à l’état civil, le considéraient. Pilier de Charlie Hebdo, il donnait aussi chaque semaine ses dessins à Marianne, où l’annonce de sa mort a créé la consternation. Passionné de l’actualité, il en soulevait les paradoxes, brisant sans cesse ses tabous derrière lesquels le politiquement correct avait coutume de s’abriter. On doit à Tignous de nombreux ouvrages.
Sa force? Tout comprendre en quelques coups de crayons. Marianne venait de publier sur son site un des dessins auxquels nous avons échappé, Tignous y montre un combattant de l’organisation Etat islamique avec la tête d’un otage dans la main. Le dessinateur avait écrit ceci: «Après Dash deux en un, Daech un en deux…» Il en est mort.

L’héritier de Hara-Kiri avait publié les caricatures de Mahomet

«Bal tragique à Colombey – un mort.» Hara-Kiri titre sur la mort du général De Gaulle en novembre 1970. Le journal satirique fait allusion à l’incendie d’une discothèque, qui a fait près de 150 morts une dizaine de jours auparavant. La phrase, restée célèbre, provoque l’ire des autorités de l’époque. L’hebdomadaire est censuré. Qu’importe! Il renaît, dans la foulée, sous le titre de Charlie Hebdo. Les fondateurs du premier sont toujours aux commandes. Le professeur Choron et François Cavanna occupent les postes de directeur et rédacteur en chef. Cabu, Siné, Willem, entre autres, sont déjà de la partie. Poil à gratter de la France «pompidolienne», Charlie Hedo voit son lectorat s’effriter. L’argent manque. L’équipe jette l’éponge en 1981.
Dix ans plus tard, Charlie Hebdo renaît de ses cendres sous la houlette de Philippe Val et de Wolinski et avec l’aide financière du chanteur Renaud. Les anciens, comme Cavanna et Cabu, participent. L’hebdomadaire, depuis, se targue de représenter tous les courants de la gauche. Son ton est libre et suscite souvent la controverse. Ce sera notamment le cas lorsqu’il publie, en 2006, les caricatures de Mahomet, réalisées pour le journal danois Jyllands-Posten.
L’édition du 8 février 2006, où un dessin de Cabu montre Mahomet désespéré d’être «aimé par des cons», s’arrache en kiosque. 400000 exemplaires sont vendus, contre 140000 habituellement. Attaqué en justice par des associations musulmanes, il est blanchi à deux reprises.

Locaux incendiés en 2011

En novembre 2011, Charlie Hebdo revient à la charge en publiant un numéro spécial «Charia Hebdo» avec Mahomet comme rédacteur en chef. Deux jours après sa parution, ses locaux sont incendiés. Sa rédaction est alors hébergée par le quotidien Libération.
Le gouvernement craint alors le pire lorsqu’un an plus tard, Charlie Hebdo décide à nouveau de mettre en lumière la religion musulmane dans ses pages. L’édition montre un imam poussé dans sa chaise roulante par un rabbin avec en titre «Intouchables2: faut pas de moquer!». En dernière page, la rubrique «les Unes auxquelles vous avez échappé», montre deux caricatures particulièrement osées du prophète Mahomet nu. «Je n’appelle pas les musulmans rigoristes à lire ‹Charlie Hebdo›, comme je n’irais pas dans une mosquée pour écouter des discours qui contreviennent à ce que je crois», se défendait Charb, le directeur, dans les colonnes du Figaro.
Depuis quelques mois, le magazine se trouvait en difficulté financière. En novembre, le journal appelait à nouveau ses lecteurs aux dons, après une chute des ventes à 30000 exemplaires, dont 10000 abonnés. «C’est 5000 exemplaires en dessous de ce qu’il nous faudrait pour vivre normalement», expliquait Charb au Figaro.

Hommages suisses

Vincent l’épée
«On entre en résistance»
«P...! Ils ont tué Cabu parce qu’il dessine. Lui, Wolinski et les autres n’ont jamais tué ni agressé personne, mais ont maintenu la liberté de l’information et le plaisir d’en rire. Et la réponse, c’est la kalachnikov! Aujourd’hui j’ai perdu des pères spirituels et c’est comme si on m’avait enlevé une partie de moi-même. Quand tu dessines à Paris, tu peux mourir. Cet attentat doit marquer un réveil des consciences, nos libertés restent fragiles.Si je ne me sens pas spécialement menacé, je crois cependant que l’on entre en résistance», confie, sidéré par la violence de l’événement le dessinateur de L’Express, L’Impartial et du Journal du Jura.

Alex
«Seule réponse possible, un dessin»

«Je ne comprends pas du tout qu’un dessin puisse aboutir à des choses pareilles». Abasourdi, le dessinateur de La Liberté ne va pas lâcher son crayon: «J’ai l’intention de dessiner. Mais pas forcément quelque chose de drôle. Plutôt un hommage.»

Barrigue
«Pour que nous puissions parler»

«Ce sont des amis» qui viennent d’être tués, a dit, très affecté, Barrigue, directeur et rédacteur en chef de Vigousse, le journal satirique basé à Lausanne. «Nos libertés fondamentales sont menacées. Ces gens-là sont morts pour que l’on puisse s’exprimer librement. Sans ça, il n’y a pas de démocratie possible». «Charb était venu à Morges pour un débat sur la liberté de la presse, là aussi il était accompagné par un policier. Il se savait menacé. Il m’avait dit qu’il ne céderait jamais devant les menaces, qu’il continuerait son boulot pour la liberté d’expression», poursuit Thierry Barrigue.

Charlotte Contesse
«Le fleuron du métier, décimé»

Sur les murs de ses locaux de Morges, la Maison du dessin de presse affiche sa consternation: «Il n’y a pas de mots, de dessins pour exprimer notre stupeur... Jour noir pour la liberté d’expression». «Les dessinateurs expriment leur position et ne l’imposent à personne. Derrière, il y a toute une réflexion. Chacun peut adhérer ou pas: c’est ça, la liberté de la presse», dit Charlotte Contesse, conservatrice. «Ce groupe, c’est toute une époque. C’est le fleuron du métier horriblement décimé.» Charlotte Contesse prévoit de rendre hommage à Cabu, Charb, Wolinski et Tignous.

 

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