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Paysans au fil des saisons (2)

Des fromages couleur d’hiver

En hiver, les vaches de Martin et Kevin Tschan sont nourries avec le foin récolté l’année précédente. Transformé, le lait qu’elles produisent donnera des fromages blancs comme la neige.

Le bétail de Kevin (à gauche) et Martin Tschan est nourri avec un fourrage 4 étoiles: des herbes aromatiques qui ont poussé exclusivement dans la région. Photo:Matthias Käser

De mois en mois
Terre d’industrie, mais aussi de paysannerie, le Jura bernois ne compte pas moins de 560 exploitations agricoles. Sept jours sur sept, sous le soleil comme sous la pluie, des hommes et des femmes s’activent pour faire tourner ces fermes. Le Journal du Jura est parti à leur rencontre. L’occasion de vous dévoiler, tout au long de l’année et à raison d’une fois par mois, les contours d’un métier aussi essentiel que tributaire de la nature.

 

par Nicole Hager

Février. L’activité des agriculteurs, l’une des principales sources d’animation dans un village comme Corgémont, se fait beaucoup moins visible. Il y a moins d’allées et venues de tracteurs, pas de bétail dans les champs. Tout est plus calme, mais ce n’est pas pour autant le repos complet pour les hommes et les femmes de la terre. Il faut toujours traire les vaches et les travaux impossibles à réaliser le reste de l’année, parce qu’il y a décidément trop à faire, attendent qu’on s’y emploie enfin.

Sur leur vaste domaine agricole, Martin Tschan et son fils aîné Kevin vaquent à diverses occupations. «Les premières semaines de l’année, nous profitons de journées plus creuses pour distiller de la gentiane. On ne fait pas ça pour dégager un revenu mais pour satisfaire un cercle d’amis», explique Kevin, 24 ans, garant d’une tradition qui se perd, non sans conséquences. «Là où la gentiane n’est plus arrachée, elle recouvre les champs comme une mauvaise herbe.»

Il y a aussi les machines à réviser, les haies à tailler, le bois à couper pour alimenter le chauffage, les pâturages boisés à nettoyer quand la neige aura fini par débarrasser le plancher. Mais, surtout, il y a la production du lait à assurer par tous les temps. Du lait qui, transformé, donnera diverses spécialités fromagères, dont la fameuse tête-de-moine AOP. L’appellation d’origine protégée désigne des produits développés, transformés et élaborés dans une aire géographique déterminée.

2013, annus horribilis
Ce n’est pas un hasard si le lait destiné à la fabrication de la tête-de-moine reflète les saveurs de sa région d’origine. «Les conditions à remplir pour être producteur de lait pour la tête-de-moine sont sévères. Au minimum 70% du fourrage donné aux vaches doit être issu de sa propre exploitation et, s’il faut compléter, le reste doit exclusivement provenir de la zone de production de la tête-de-moine. Pas question d’avoir recours à du fourrage ensilé, seules les herbes aromatisées des pâturages de montagne de la région forment la base de la production laitière», explique Martin Tschan.

Ce cahier des charges sans concessions tient parfois du casse-tête. Comme en cette année 2013 où les catastrophes s’étaient enchaînées. Aux campagnols, ravageurs de champs, avaient succédé une longue période de froid puis un épisode de grêle. Et, comme si cela ne suffisait pas, la sécheresse s’en était mêlée. Comment, dans ces conditions, trouver le fourrage indispensable? Les Tschan, comme les 270 autres producteurs de lait pour la tête-de-moine, s’étaient débrouillés. Ils auront peut-être encore à le faire cette année. La sécheresse de l’été passé a fortement pénalisé la production fourragère. «Nous espérons un printemps précoce. S’il tarde, cela va être tendu», note Martin Tschan qui cumule les fonctions en dehors de la ferme en étant président de la fromagerie de la Suze, à Corgémont, et représentant des producteurs de lait au sein du comité de l’interprofession de la tête-de-moine.

Producteurs de proximité
Dans l’espérance d’un rapide retour des beaux jours, les 60 vaches de la famille Tschan produisent leur quota de lait, et pas n’importe lequel. «Le cahier des charges imposé aux producteurs de lait pour la tête-de-moine se rapproche tellement du bio que nous avons franchi le pas il y a six ans», explique Martin Tschan. Aujourd’hui, l’agriculteur et sa famille ne regrettent pas leur décision qui découle bien plus d’une cohérence de vie que d’une mode ou d’une idéologie.

Les Tschan écoulent toute leur production laitière à la fromagerie de la Suze, récemment inaugurée. Ils s’en sortent mieux que les producteurs de lait d’industrie, soumis à un prix du lait exsangue. Le lait dévolu aux spécialités fromagères est rétribué plus correctement et, s’il est bio, les producteurs gagnent encore 10 centimes de plus par litre. Martin Tschan et son fils ne bénéficient de ce bonus qu’épisodiquement. «Une fois par semaine, la fromagerie de la Suze récolte et transforme le lait bio séparément. Le reste du temps, il est mélangé au lait des autres producteurs et payé à un tarif inférieur.» Mais peu leur importe. L’essentiel, pour eux, est de travailler dans un esprit de proximité et de durabilité. «Notre volonté est que le lait soit transformé dans la région et pas forcément en bio ailleurs.»

Les spécialités fromagères produites avec ce lait reflètent la saveur des saisons. «Le goût et la couleur de la tête-de-moine changent au fil de l’année. Celle produite au printemps et en vente 3 à 4 mois plus tard est d’une couleur jaune clair, les vaches s’étant principalement nourries de dents de lion. En été, quand il fait chaud, les vaches produisent moins de lait et celui-ci contient moins de matière grasse. La tête-de-moine est alors plus sèche. Et le fromage produit en hiver est presque blanc, comme la neige», observe Martin Tschan.

Toute une famille
Etabli aujourd’hui à Corgémont, l’agriculteur a grandi dans une ferme située au-dessus de Courtelary, au lieu-dit Piénibon. «Nous n’avions que dix vaches.» En 1991, avec son père, il a repris une ferme à Corgémont. «Mon but a toujours été de maintenir une ferme familiale, assez grande, pour pouvoir faire vivre deux générations.» Il est désormais associé à son fils aîné, Kevin. Raphaël, 18 ans, également au bénéfice d’un CFC d’agriculteur, donne ponctuellement des coups de main. Félicia, 20ans, et Loïc, 16 ans, ont choisi d’autres voies professionnelles. Enfin, Sandrine, la maman, gère la comptabilité de l’exploitation familiale dédiée à la production laitière et à l’élevage avec ses 60 vaches et autant de jeune bétail, deux juments Franches-Montagnes, un taureau et quelques poules, détaille Martin Tschan, animé par la volonté de valoriser une agriculture de proximité qui, même quand elle n’est pas labellisée bio, produit de la qualité et favorise l’économie locale.

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