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Agriculture

«On vous nourrit, on nous punit!»

A l’initiative de la Chambre d’agriculture du Jura bernois, plusieurs paysans, spécialistes du domaine et politiciens ont dit tout le mal qu’ils pensaient des deux initiatives phytos. Jugées extrémistes, elles impacteraient lourdement les agriculteurs, mais aussi les consommateurs et l’économie.

Selon Tessa Grossniklaus (2e depuis la gauche), la très grande majorité des 450 exploitations agricoles du Jura bernois est opposée aux deux initiatives. ph. Oudot

Par Philippe Oudot

A un mois du scrutin du 13juin, les agriculteurs du Jura bernois se mobilisent contre les deux initiatives «Eau propre» et «Pour une Suisse sans pesticides de synthèse». Sur le domaine des frères Jean-Michel, Olivier et Francis Carnal, à Moutier, Bernard Leuenberger, président de la Chambre d’agriculture du Jura bernois (CAJB), avait convié hier les médias pour fustiger les deux initiatives, jugées extrémistes. S’agissant de la première, il l’a qualifiée d’«arnaque, car en réalité, elle s’attaque aux paiements directs».

Secrétaire générale de la CAJB, Tessa Grossniklaus a fait part du sentiment de frustration de nombreux agriculteurs face aux deux textes soumis au vote. Alors qu’ils se préoccupent du bien-être de leur bétail et de l’environnement, «qu’ils travaillent pour un salaire de misère pour que les consommateurs puissent avoir quelque chose dans leur assiette, ils doivent maintenant se battre pour défendre leur profession».

Plus bio que certains bios
Une frustration d’autant plus forte qu’en Suisse, les normes sont si sévères que les produits issus de l’agriculture traditionnelle sont souvent plus bios que ceux estampillés bio à l’étranger… En cas d’acceptation, a-t-elle avancé, il faudra s’attendre à une forte baisse de la production indigène et, parallèlement, à une hausse des importations.

Quant à ceux qui prétendent que les agriculteurs du Jura bernois seraient peu touchés en cas de double oui, Tessa Grossniklaus a assuré qu’«il n’en est rien, bien au contraire». L’initiative ‹Eau propre› serait un désastre, car les terres agricoles d’ici ne permettent pas de produire en autarcie les aliments pour le bétail. Quant à la seconde initiative, elle ferait notamment plonger la production laitière, menaçant la pérennité de nombreux domaines agricoles. Et de lancer aux partisans de ces initiatives:«On vous nourrit, mais on nous punit!»

Agriculteur à Pontenet, Christophe Mornod a constaté que les cultures de pommes de terre et de colza seraient particulièrement affectées: «Sans traitement en cas de nécessité, le mildiou ou les doryphores peuvent faire de gros dégâts en très peu de temps.» Et si le mot pesticide fait peur, il a assuré prendre toutes les mesures pour limiter l’impact négatif de ces produits, par exemple en pulvérisant de nuit, quand les abeilles et autres auxiliaires ne sont plus sur les cultures.

Plus de café ni de choc’
Bien qu’agriculteur bio depuis 1994, Ronald Sommer a aussi dénoncé ces deux initiatives, qui empêcheront notamment l’achat de fourrage à un voisin. Et à ceux qui veulent bannir les pesticides et pensent pouvoir interdire l’importation de produits qui en contiennent, il a lancé: «Il vous faudra renoncer au café et au chocolat!»

Députée-maire de Perrefitte, Virginie Heyer a elle aussi fustigé ces deux initiatives, qui mettent en danger l’agriculture et réduisent de manière drastique la liberté du consommateur, qui n’aura d’autre choix que de consommer bio. Or, a-t-elle rappelé, «ces produits sont chers, et tout le monde ne peut forcément pas se les payer».

L’interdiction des pesticides aurait aussi un impact sur l’industrie alimentaire, qui pourrait être tentée de délocaliser des emplois. Et d’ajouter qu’interdire l’importation de produits alimentaires traités aux pesticides constituerait une violation des accords commerciaux internationaux et que la Suisse pourrait faire l’objet de mesures de rétorsion.

De plus, loin de soutenir la consommation locale, un double oui encouragerait le tourisme d’achat, générerait une hausse de l’importation de produits alimentaires pour compenser la baisse de production de l’agriculture indigène. Berne étant le plus grand canton agricole de Suisse, «il faut voter deux fois non!», a-t-elle martelé.

Quant à Etienne Klopfenstein, député et ancien agriculteur, il a rappelé que ces initiatives affaiblissaient l’indépendance alimentaire du pays en réduisant encore plus ses capacités d’auto-approvisionnement, qui tournent autour de 50%. De surcroît, elles ne visent que l’agriculture, puisque certains produits interdits resteraient autorisés dans d’autres secteurs. Il a aussi rappelé que l’agriculture avait déjà fait de gros efforts, avec une baisse de 40%des pesticides de synthèse ces 10 dernières années, et de deux tiers pour les antibiotiques: «L’agriculture est capable de s’adapter, mais il faut lui en laisser le temps.»

 

 

Conséquences concrètes

Aujourd’hui, l’exploitation des frères Carnal compte 89 hectares de terrains agricoles, dont 14,5 sous forme de surfaces de compensation écologique, soit deux fois plus que ce qui est exigé pour toucher des contributions financières. Leurs 44vaches laitières produisent 320000 kilos de lait par an. Pour nourrir le bétail, en plus de la production fourragère, ils cultivent notamment des céréales fourragères. Ils produisent en outre de l’épeautre ou encore des pommes de terre et élèvent également 22vaches allaitantes, ainsi qu’un peu plus de 200 poules, qui pondent 64000 œufs par année. Pour les frères Carnal, qui n’utilisent jamais d’antibiotiques à titre prophylactique, un oui à l’initiative «Eau propre», aurait de lourdes conséquences, en particulier une baisse de la production laitière, qui tomberait à 235000 litres, et la suppression des poules pondeuses. Ace stade, a relevé Olivier Carnal, «la question se pose de savoir si cela vaut la peine de continuer à travailler ainsi, car avec la perte de revenu de ces 85000 kilos de lait, la quantité de travail reste la même».

S’agissant de l’initiative «Pour une Suisse libre de pesticides de synthèse», elle aurait aussi un impact très négatif. Il ne serait plus possible d’effectuer des traitements indispensables, par exemple en cas d’attaque du mildiou sur les pommes de terre, ou pour éliminer le rumex, plante parasite qui diminue fortement le rendement des prairies et des cultures. Et si le désherbage mécanique constitue une alternative, cette technique ne va pas pour tout et partout et a aussi un impact négatif, car elle nécessite plus de passages dans les cultures, ce qui compacte les sols. Par ailleurs, Jean-Michel Carnal a assuré que les techniques de traitement aux herbicides avaient évolué, permettant des interventions bien ciblées.

 

 

Une meilleure réponse

Directeur d’Agora (Association des groupements et organisations romands de l’agriculture), Loïc Bardet a rappelé que le monde agricole faisait déjà de gros efforts pour réduire la consommation de produits phytosanitaires. Il a estimé que la nouvelle réglementation sur les pesticides, adoptée par les Chambres ce printemps, constituait une réponse équilibrée et pragmatique aux questions soulevées par ces deux initiatives. D’ici à 2027, elle vise, notamment, à diminuer de moitié le risque lié à l’utilisation de pesticides. Pour y parvenir, le Conseil fédéral veut introduire de nouvelles contributions en faveur de méthodes utilisant moins de pesticides et durcir les règles donnant droit aux paiements directs.

Apartir de 2023, la mise en œuvre de ce programme représente déjà un gros effort pour les agriculteurs, a-t-il assuré, soulignant qu’à cette date, «la Suisse comptera la réglementation sur les pesticides la plus restrictive d’Europe. C’est la preuve qu’il est possible de répondre de manière pragmatique, rapide et concrète aux questions soulevées par ces initiatives sans devoir subir les risques liés à leur application.»

Relevant que l’initiative «Eau propre» ne visait que l’agriculture, et que «Pour une Suisse sans pesticides de synthèse» excluait aussi les désinfectants, Loïc Bardet a estimé que la nouvelle réglementation sur les pesticides aurait une application plus large que les deux initiatives, sans prendre le risque de sacrifier l’ensemble de l’agriculture.

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