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Bienne

Ces musiciens qui bravent le froid

Eté comme hiver, les musiciens de rue sont fidèles au poste. Pourtant, il n’est pas facile de jouer d’un instrument de musique lorsque la température frise le zéro degré. Chacun a sa tactique..

Daniel Jordi joue dans le passage de la gare à Bienne. (Photo Daniel Mueller)

Marjorie Spart

Le froid est bien mordant. Les passants sont emmitouflés dans des vestes doublées, écharpes nouées, cols relevés. Les bonnets et les gants parachèvent l’équipement de rigueur, indispensable à l’humidité perçante du brouillard biennois et à la morsure de l’hiver. Pourtant, ils sont toujours là, dans le passage de la gare, guitare en main, à égayer la grisaille ambiante.
Daniel Jordi et Beatriz Mella  sont tous deux musiciens de rue. Ils ne mendient pas, ils exercent ce métier par choix. Et tous deux ont des techniques différentes pour résister aux assauts de l’hiver et continuer leur travail sans trop d’inconvénients.

La chaleur humaine
Beatriz Mella vient de passer une heure à jouer du charango, cette toute petite guitare originaire du Pérou. Ses doigts glissent ou pincent les cordes avec agilité. Lorsqu’elle s’arrête, elle nous les tend en guise de test: elles sont étonnamment chaudes! Lorsqu’on lui demande son truc, elle répond: «C’est Dieu qui me donne cette chaleur. Et c’est aussi le contact avec des personnes chaleureuses qui me permet de continuer.»

De manière plus pragmatique, elle confie porter de nombreuses couches de vêtements: quatre vestes, deux paires de pantalons, deux paires de chaussettes, des mitaines et un bonnet bien vissé sur la tête. «Beaucoup de gens sont très attentionnés avec moi: ils m’apportent des habits chauds, un bonnet ou des chaussettes. Regardez, cette veste m’a été offerte par une vieille dame», énumère la chanteuse chilienne qui vit depuis 12ans en Suisse.

Guérie par la musique
Beatriz Mella joue dans la rue ses propres compositions afin de toucher un maximum de personnes. Lorsqu’elle vivait au Chili, elle exerçait déjà son art en plein air. Mais une fois en Suisse, les démarches administratives lui ont paru bien compliquées, alors elle a cherché du travail dans le nettoyage et dans la restauration. Elle a exercé des petits jobs qui lui ont permis de gagner sa vie. Puis un jour, la défection d’un rein, une lourde opération et une dépression qui s’en est suivie l’ont amenée à renouer avec la pratique de la musique de rue. Non par obligation, mais par goût. «Je me suis remise à chanter et à jouer pour lutter contre la dépression et contre la maladie. Et je peux affirmer aujourd’hui que la musique m’a sauvé la vie!», assure Beatriz Mella qui juge sa musique comme autant de lumière et de joie qu’elle peut offrir aux passants. «J’aimerais beaucoup jouer dans un groupe pour des enfants malades ou pour ceux qui sont tristes. La musique rend heureux.»

Après une trentaine de minutes à jouer, la Chilienne se rend dans un restaurant chauffé pour boire un thé, qui souvent lui est offert. Le froid, il ne lui fait plus peur depuis qu’elle l’a vaincu en arrivant à Bienne, sans le sou, et qu’elle a passé plusieurs nuits hivernales au bord du lac, sous le pont d’Alfermée, faute d’avoir trouvé un toit.

Après avoir avalé son breuvage, Beatriz Mella reprend son charango et part vers d’autres cieux pour apporter, grâce à sa musique, «un peu d’amour et de bonheur aux gens», dans une autre ville.

Jouer en bougeant
Entre-temps, Daniel Jordi a pris la même place dans le passage de la gare, en face du petit supermarché. Lui est moins emmitouflé que Beatriz Mella. Il ne porte qu’une veste, un jeans et une large écharpe autour du cou. Ses mains nues ont déjà pris une teinte rougeâtre, signe que le froid a commencé à faire son œuvre...

Lui admet souffrir durant la mauvaise saison. «C’est là que je remarque à quel point un manager me manque pour me chercher des salles de concerts», rigole l’homme de 39 ans, originaire de Barcelone. Sa technique pour ne pas geler sur place: jouer en mouvements. Guitare en main, il se balance d’un pied à l’autre et en rythme. Régulièrement, il fait des pauses pour consommer une boisson chaude et retrouver des sensations dans les mains. «Cela m’arrive de ne plus sentir mes doigts. C’est très douloureux, alors je dois m’arrêter», admet l’Espagnol qui joue dans la rue depuis 16 ans. Pourtant, ce qu’il craint le plus en hiver est d’abîmer sa voix. Pour tenter de la protéger au mieux, il ingurgite quotidiennement un litre d’un breuvage tiède contenant du citron et du miel.

Daniel Jordi aime jouer et chanter dans le passage de la gare, «car il y a une bonne acoustique», précise l’artiste qui vit en Suisse depuis un an et demi. Il a rencontré sa compagne sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle et il l’a suivie à Bienne où elle vit. Il a donc un toit sur la tête et a choisi de jouer dans la rue pour profiter des rencontres, faire connaître sa musique et vendre ses CD. Une affaire qui, selon lui, marche plutôt bien puisqu’il en a déjà vendu plus de 700 en un an. Et les ventes sont en hausse durant la période froide, assure Daniel Jordi. «Je reçois aussi davantage de petits gestes ou des douceurs: un café, un croissant...»

Assez pour vivre
Depuis qu’il est en Suisse, le trentenaire affirme avoir gagné quelque 3000 fr. par mois, assez  pour vivre décemment. «Je joue trois heures par jour, peu importe le temps», précise-t-il.
Le Catalan se voit davantage comme un poète que comme un musicien. Ses textes sont assez engagés: il y parle notamment de politique, ce qui lui a valu en Espagne quelques soucis avec la police. «Pour l’instant, je suis las de chanter des histoires malheureuses. Mon nouveau répertoire est plutôt orienté vers l’optimisme», confie le chanteur qui est en train de préparer un second album. Celui-ci devrait voir le jour au printemps prochain, grâce à un enregistrement réalisé dans un studio à Berne.

Daniel Jordi aime la rue car elle lui offre la possibilité de «dire qui je suis», il apprécie surtout de donner un peu de chaleur et de joie aux passants. D’autre part, cette proximité avec le public lui a aussi ouvert certaines portes puisqu’il a fait des rencontres qui l’ont amené à se produire dans des petits festivals. «La rue crée tous les possibles!», conclut-il.

 

 

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