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Horlogerie

L’histoire horlogère contée par Luc Tissot

Son patronyme figure toujours au panthéon des marques emblématiques de la Suisse. Toujours actif après un riche parcours marqué par les crises et les innovations, Luc Tissot nous éclaire sur ces décennies qui ont bouleversé l’horlogerie. Toujours avec passion.

Luc Tissot à la Fondation Tissot, au Locle. Photo:Christian Galley

par Luc-Olivier Erard

Il nous reçoit non loin de la tour du Locle qui porte encore son patronyme, au siège de la Fondation Tissot qu’il a créée. A 83 ans, Luc Tissot est un témoin passionné de l’histoire de l’industrie horlogère dans les Montagnes neuchâteloises. Une histoire intimement liée à son propre parcours, aussi sinueux que le fleuve Paraná.
Tout commence en effet en Argentine… «Je suis né à Buenos Aires, où mon père travaillait pour une entreprise d’électricité. J’y ai vécu jusqu’à mes douze ans et j’en garde un merveilleux souvenir. Je reste binational suisse et argentin.»
En 1951, le décès de son oncle Paul Tissot, alors directeur d’Omega et Tissot, précipite le retour de la famille en Suisse. Il suit ses classes à Genève, puis à Neuchâtel et passe son diplôme à La Chaux-de-Fonds.
«Une partie de ma famille voulait que je suive ensuite une formation en horlogerie. Moi, je souhaitais effectuer des études plus poussées. Mes parents se sont rangés à mes idées. J’ai obtenu en 1962 mon diplôme d’ingénieur en mécanique à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich et un MBA à l’IMD de Lausanne, en 1965.»
«J’aurais pu m’établir n’importe où dans le monde, mais j’ai choisi Le Locle, par tradition familiale. Je suis entré dans l’usine.» Jusqu’à en prendre les rênes, en 1981.

Les années 1960:un riche héritage
Dès ses débuts, l’atelier d’établissage d’horlogerie fondé au Locle en 1853 par Charles-Félicien Tissot (1804-1873) et son fils Charles-Emile (1830-1910) a su s’adapter aux besoins de l’époque.
Mode de production historique de l’horlogerie suisse, l’établissage consiste à faire fabriquer les composants des montres à de petites unités décentralisées, par exemple des familles paysannes. Après l’assemblage, les montres sont confiées à des structures de vente.
Mais à la fin des années 1870, principalement sous la pression de la concurrence américaine, l’industrialisation commence en Suisse.
C’est ce que l’historien Pierre-Yves Donzé (auteur de «Histoire de l’industrie horlogère suisse, 19e et 20e siècles» aux éditions Alphil) appelle le «choc de Philadelphie»: lors de l’exposition universelle de 1876 dans cette ville de Pen-nsylvanie, les horlogers suisses prennent conscience de la nécessité de moderniser leur mode de production. Les fabriques remplacent progressivement l’établissage, pour tirer parti de la mécanisation.  
Au tournant du 20e siècle, les Américains introduisent des droits de douane pour protéger leur industrie. La famille Tissot réagit en envoyant ses montres au pays des tsars, jusqu’à la révolution russe. «Il a fallu partir à ce moment-là. Mais ma famille en a gardé des liens avec la Russie. J’ai une tante dont la mère était Russe.»
Dans les années 1930, la famille Tissot s’allie à la famille Brandt, propriétaire d’Omega, au sein d’une holding, la Société suisse pour l’industrie horlogère (SSIH).
«Cela permettait de se répartir la production. Mais l’objectif de cette alliance était surtout commercial: il s’agissait de confectionner une montre de luxe, Omega, dont la plupart des modèles étaient vendus autour des 1000 francs, et d’occuper le segment des montres dites ‹civiles› avec Tissot. Elles étaient environ 30% moins chères qu’une Omega. Un tel assortiment permettait d’occuper beaucoup de place sur les rayons des détaillants».
Cette répartition du marché permettra aux marques de surmonter plusieurs crises. La SSIH a déjà une trentaine d’années quand Luc Tissot prend du galon, dans les années 1960.
«Mon père, Edouard-Louis, avait introduit le calibre (réd: un mouvement de montre) unique, pour les quatre modèles principaux de notre gamme. Les ventes avaient alors été multipliées par sept en quelques années. L’entreprise a progressivement occupé plus de 1000 personnes. Mon père en était directeur. J’occupais la fonction de directeur de production.»
En 1965, il faut construire les bâtiments actuels de l’entreprise Tissot. «Après avoir examiné les plans de construction de l’aile Nord, le Conseil communal du Locle avait demandé d’ajouter deux étages au bâtiment, car cela embellirait la ville, selon lui.» Désir exaucé.
La période est prospère. «C’était faramineux. On s’entraidait au sein de la holding, qui n’avait pas de dettes. La construction des bâtiments de Tissot a été financée par des prêts d’Omega.»

1962-1971: l’émergence du synthétique
Les dirigeants sont confiants. Ils ont entamé il y a déjà quelques années plusieurs chantiers d’innovation. Edouard-Louis Tissot est notamment à l’origine de l’introduction des matières synthétiques dans l’horlogerie.
Autour de 1953, le premier effort dans ce sens vise à introduire le palier autolubrifiant. Les rubis, traditionnellement utilisés en horlogerie pour maintenir en place les rouages du mouvement, sont chers et doivent être huilés pour que le mouvement fonctionne parfaitement. En remplaçant les pierres naturelles par ce dispositif synthétique, on espère créer des mouvements meilleur marché.
A l’époque, l’innovation n’est pas envisagée aussi formellement qu’aujourd’hui, explique Luc Tissot: «Nous avions des problèmes, et nous observions les autres industries pour piquer des idées, afin de les adapter à nos besoins. C’est ce qui s’est passé avec le palier autolubrifiant: l’industrie de la production électrique utilisait déjà les matières synthétiques pour des pièces mobiles, mais bien plus grosses.»
«Pour en faire autant, nous nous trouvions devant la nécessité de développer des machines capables d’injecter du plastique à très haute pression, parce que nos moules sont beaucoup plus petits.» C’est en partie ces développements qui permettront, plus tard, un usage plus large des matières synthétiques dans l’industrie horlogère, pour la Swatch par exemple.
«Tissot est alors un véritable foyer de création. Nous nous sommes trouvés face à de nombreux obstacles, et nous avons aussi eu de la chance. Avec le nylon utilisé au départ, les paliers se déformaient trop rapidement. Les rouages étaient alors logés dans un ovale, qui déréglait le fonctionnement des montres. Le delrin, un dérivé du nylon beaucoup plus dur, est arrivé, et nous avons pu surmonter ce problème.»
Progressivement, Tissot parvient à réaliser de nombreux composants précis en matière synthétique, jusqu’à un mouvement complet et une boîte. En 1971 est lancé l’Astrolon, la première montre en plastique au monde, sans huile, qui ne se dérègle jamais.
Son design très particulier, qu’on doit à Lucien Gurtner, et sa boîte translucide laissent entrevoir les rouages en plastique. Un choix esthétique que Luc Tissot revendique: «Bien sûr! Nous voulions montrer que réaliser ces pièces constituait un exploit.»
Commercialement, l’Astrolon est un échec: «Le dérivé du nylon que nous utilisions n’avait pas le prestige des métaux nobles. On nous disait: ‹Pourquoi faire des montres dans la matière dont on fait des bas?› C’était aussi trop cher, et nous n’avons pas eu sur le moment la puissance commerciale pour en faire un produit bon marché.»

Les années 1970: le quartz s’impose, la crise éclate
C’est dans ce climat qu’émerge la montre électronique à quartz. Depuis le début des années 1960, les horlogers suisses se sont alliés au sein du Centre électronique horloger de Neuchâtel (CEH), ancêtre du CSEM. Le défi: miniaturiser les horloges électroniques à quartz afin qu’elles tiennent dans une montre.
De son côté, la holding SSIH de Tissot et Omega procédait, avec l’institut Batelle, de Genève, au développement d’un circuit de très haute fréquence. L’idée était de faire d’une montre électronique à quartz la montre la plus précise au monde. On imagine donc ce produit comme étant destiné à la gamme du luxe. Ces travaux donnent naissance, 15 ans plus tard, au calibre megaquartz d’Omega.
En 1969, les premières montres à quartz du CEH se révéleront effectivement les plus précises du monde. «Mais les fabriques de montres japonaises, dont l’industrialisation était plus poussée à l’époque, se sont emparées de cette possibilité nouvelle avec une tout autre idée que la nôtre: celle de montres à bas prix. Elles ont inondé rapidement le marché. Ça a été un drame», se rappelle Luc Tissot.
«La SSIH continuait à travailler avec le quartz pour Omega, mais chez Tissot, il n’y avait plus de travail. L’entreprise a cessé progressivement la production pour se concentrer sur l’assemblage. Il a fallu licencier.»
Les temps sont difficiles. «Jusqu’alors, l’entreprise était un peu paternaliste. Pour Noël, pendant une heure ou deux, il y avait des bougies dans l’atelier. On célébrait aussi les anniversaires de travail, on avait construit des logements pour les employés. Au cours de la crise horlogère, entre le milieu des années 1970 et le milieu des années 1980, de nombreuses entreprises disparaissent ou, dans le meilleur des cas, tombent dans le giron des banques.
«Entre 1974 et 1982, la SSIH voit ses ventes passer de 12,4 à 1,9 million de pièces», relate l’historien Pierre-Yves Donzé. La vulnérabilité des entreprises suisses d’horlogerie à la concurrence étrangère s’explique, pour l’historien, par «une gestion industrielle peu rationalisée» et «une inadéquation des produits au marché», notamment parce qu’ils sont trop chers.

Les années 1980 et 1990: restructurationset diversification
Les banques sont contraintes d’injecter des sommes importantes dans les entreprises, dont la SSIH, et font appel au consultant Nicolas G. Hayek afin de mener des restructurations. «La SSIH rejoindra finalement une autre holding, l’ASUAG (Allgemeine Schweizerische Uhrenindustrie AG), pour former ce que Nicolas G. Hayek regroupera remarquablement en 1983 sous la bannière de la SMH (aujourd’hui Swatch Group)», explique Luc Tissot.
Sous la plume de Pierre-Yves Donzé, l’histoire doit retenir que, une fois à la tête de la SMH après en avoir acquis la majorité du capital en 1985, Nicolas G. Hayek «met en œuvre une politique industrielle novatrice qui contribue largement à la renaissance de l’industrie horlogère suisse».
Dès les débuts de la crise, au milieu des années 1970, Luc Tissot choisi une voie différente. Celle de mettre les techniques horlogères au service d’autres industries.
«Nous avons eu l’idée de développer un appareil pour mesurer la pression artérielle. On m’introduit alors auprès de Branco Weiss, directeur de Kontron, filiale du groupe pharmaceutique Hofmann-La Roche. Il m’a dit: ‹Ça ne m’intéresse pas du tout! Ce que je veux, c’est un pacemaker.›»
Il existe alors une vingtaine de fabricants de ce dispositif implantable qui régule le rythme cardiaque. Mais Hofmann-La Roche cherche à séduire les cardiologues avec un produit de qualité Swiss made fabriqué par des horlogers.
«Lorsque je lui ai présenté notre projet. Mon père était mourant, mais il a approuvé. Il a dit: ‹Voilà où il faut aller›. Les autorités du Locle, elles, étaient contentes, puisqu’on engageait du monde.»
«Par contre, le conseil d’administration de la SSIH a dit non. On m’a dit ‹ça n’a rien à voir avec ce que nous faisons›. D’ailleurs, de manière générale, les horlogers ne diversifient pas leurs activités.»
«En 1977, Hoffmann-La Roche m’offrit donc de participer personnellement au capital de la nouvelle société Precimed, à la place de SSIH. Nous n’avons mis qu’une année depuis la fondation de la société jusqu’à la mise du produit sur le marché, grâce notamment à l’ingénieur hollandais Jerry Boer, que nous avons fait venir à Neuchâtel et qui y vit toujours.»
Reprise trois ans plus tard par l’américain Intermedics, puis par Sulzer, l’activité de Precimed (réd: qui n’a pas de lien avec la société Precimed existant aujourd’hui) sera ensuite rachetée par le fabricant de pacemakers Guidant qui ferma le site en 1999. Le personnel sera licencié.
Un autre projet médical marque le parcours de Luc Tissot. «Un jour, le professeur Salomon Hakim, neurochirurgien colombien, me contacte depuis Bogota au sujet d’une valve implantable servant à réguler la pression du cerveau.» Grâce à l’ingénieur Jean-Jacques Desaules et au micromécanicien Jean-Marie Delaye, l’équipe de Luc Tissot la dote d’un dispositif magnétique qui permet le réglage à travers la peau.
Ainsi est créé Medos, en 1983. En 1991, le rachat de Medos vaudra au canton de Neuchâtel l’arrivée du géant des Medtech Johnson & Johnson, important jalon de la diversification de l’économie neuchâteloise. Le groupe américain finira par dépasser le millier d’employés au Locle et à Neuchâtel.
Grâce à la Fondation Tissot pour la promotion de l’économie, Luc Tissot a créé une troisième entreprise, Tissot Medical Research, qui développe une lentille de contact mesurant les pics de pression intraoculaire pouvant provoquer le glaucome.

Les années 2000 et 2010: le règne des grands groupes
Les années 2000 consacrent la domination du Swatch Group dans le paysage horloger, avec les marques Omega, Tissot, Longines, Rado, Mido et, bien sûr, Swatch, lancée en 1983. Le succès de la Swatch permet de développer le groupe. «Les bénéfices issus de la Swatch sont aussi réinvestis dans l’achat d’entreprises pour permettre au groupe d’être présent sur l’ensemble des segments de marché», écrit Pierre-Yves Donzé. Arriveront au sein du géant biennois Breguet, Blancpain et d’autres.
Mais Swatch Group n’est pas le seul à mener la restructuration industrielle dans les Montagnes neuchâteloises. Le groupe Richemont est créé en 1988 pour diversifier dans le luxe les activités de la famille propriétaire de BAT (British American Tobacco). Avant 2000, Baume et Mercier, Piaget et Vacheron-Constantin tombent dans son giron. Et au tournant du siècle, le groupe français LVMH acquiert TAG Heuer, Zenith, Hublot.
Le secteur connaît alors un fort mouvement de concentration verticale, qui voit de nombreux sous-traitants passer sous le contrôle des marques.
De son côté, Luc Tissot reviendra à l’horlogerie, mais bien plus récemment. Toujours grâce à des relations personnelles, entretenues partout dans le monde: «Un ami que j’ai connu il y a 40ans lors d’un projet de recherche à Houston (Texas), m’a mis en contact avec les propriétaires chinois de Milus, à Bienne. Ils ne savaient pas qu’en faire. Je l’ai reprise, et nous nous attelons désormais à faire revivre la marque en réalisant des montres de qualité à prix équitable. Je veux qu’on reprenne l’esprit d’origine de la maison. La montre, ce n’est pas seulement de la technologie, c’est autre chose. On la porte sur le corps, elle touche de près la personnalité du porteur. C’est ce lien personnel qui est le propre de la montre mécanique.»

L’Astrolon, première montre en plastique au monde, sortie en 1971. Photo:SP - Tissot

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