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500 ans de la Réforme

Lorsque la Bible prit un double tournant

Un événement déterminant pour le monde protestant francophone intervient en 1535, à Neuchâtel, avec l'impression de la Bible d'Olivétan. Zoom sur cet ouvrage et ses particularités.

La Bible d'Olivétan à la Bibliothèque de Neuchâtel. Photo: A-David Marchon

Michael Bassin

Le 4 juin 1535. Dix-huit ans après le placardage des fameuses thèses de Luther à Wittenberg, la Réforme vit un événement majeur dans le monde francophone: l’impression de la toute première Bible protestante en français. Et cela se passe à Neuchâtel.

L’aventure qui a donné naissance à la «Bible d’Olivétan» est passionnante. Il aura en effet fallu toute la détermination du prédicateur Guillaume Farel, l’érudition du traducteur Pierre Robert Olivétan (un cousin de Jean Calvin), le travail de l’imprimeur Pierre de Vingle ainsi que l’apport financier des vaudois, ces disciples de Pierre Valdo martyrisés à travers l’histoire.

Fin connaisseur de cette Bible, Christian Bonnet, ancien secrétaire général de l’Alliance biblique française et actuel directeur des éditions Olivétan, à Lyon, explique l’importance de cet ouvrage imprimé il y a 482 ans.

Christian Bonnet, en quoi la Bible d’Olivétan est-elle si particulière?
La Bible d’Olivétan n’est pas la première Bible traduite en français. Elle a été précédée de cinq ans par la Bible traduite par Jacques Lefèvre d’Etaples, parue en 1530 à Amsterdam. La traduction de cette dernière est d’une grande qualité littéraire, mais elle est réalisée à partir de la Vulgate, c’est-à-dire la Bible latine traduite par Saint Jérôme.

Mais Pierre Robert Olivétan est le premier dans la sphère francophone à traduire la Bible à partir des langues originales: l’hébreu pour l’Ancien Testament reçu par la tradition juive et le grec pour les livres apocryphes et le Nouveau Testament.

Cette Bible a-t-elle constitué un tournant?
Oui, il s’agit bien d’un tournant dans la diffusion de la Bible et même plus précisément d’un double tournant: d’une part, on met la Bible à la portée sinon de tous (car la Bible est encore un gros livre qui n’est pas accessible à toutes les bourses) mais en tout cas d’un bien plus grand nombre de personnes. Quiconque est suffisamment instruit et dispose de quelques moyens financiers peut désormais s’approcher du texte biblique et y découvrir les péripéties de l’histoire sainte et réfléchir au contenu de sa foi.

D’autre part, cette traduction réhabilite une filiation de la foi chrétienne avec la Bible hébraïque. En ce sens, la démarche des réformateurs s’inscrit totalement dans le courant que l’on a appelé «humaniste» qui caractérise l’époque de la Renaissance, c’est-à-dire la volonté de contourner le filtre du latin et d’aller retrouver les versions originales des textes pour en retrouver toute la saveur. Le texte biblique se présente alors avec beaucoup plus de relief et même quelques aspérités que le latin avait réussi à gommer.

On peut donc bien parler de première Bible protestante?
Pour la sphère francophone, oui incontestablement. D’autant plus que le travail entrepris par Olivétan résultait d’une «commande» des Eglises de Suisse, de France et d’Italie. Farel et Viret ont insisté pour qu’Olivétan – avec les compétences intellectuelles qu’on lui connaissait – ouvre ce chantier. On sait qu’il disposait d’une bibliothèque personnelle assez fournie, avec notamment les dernières éditions imprimées du texte massorétique pour l’Ancien Testament et le Nouveau Testament grec établi par Erasme.

Olivétan a travaillé remarquablement vite puisque deux ans après seulement, il avait terminé la traduction de toute la Bible. Il faut dire que le peuple était impatient de pouvoir rapidement lire la Bible dans sa propre langue et qu’une traduction de la Bible est aussi grandement utile pour les prédicateurs et les catéchètes. Sa traduction comporte un certain nombre d’innovations tout à fait décisives.

Vous parlez d’innovations. Lesquelles?
C’est Olivétan qui pour la première fois choisit de traduire le nom sacré de Dieu (le tétragramme YHWH) par l’expression l’Eternel. Cette habitude restera longtemps une caractéristique des Bibles protestantes, alors que les catholiques continueront jusqu’au début du 20e siècle d’associer les consonnes du nom YHWH avec les voyelles du mot Adonaï (le Seigneur) ce qui donne le fameux nom Jéhovah.

D’autre part, le français n’étant pas encore totalement unifié comme il l’est aujourd’hui, Olivétan a dû trouver des formulations compréhensibles par tous et il a indiqué dans des notes des variantes possibles dans l’interprétation des textes. Une autre caractéristique des bibles protestantes est que le sens n’est pas fermé, mais reste volontairement ouvert et sujet à interprétation. Le traducteur ne se sent pas «propriétaire» du sens.

Cette Bible est le fruit de la mobilisation de plusieurs acteurs dont le prédicateur Farel, le traducteur Olivétan, l’imprimeur de Vingle et les vaudois réunis au Piémont. Qu’est-ce qui les réunissait?
En 1528, Olivétan doit quitter la France en raison de ses idées «luthériennes», il se réfugie d’abord à Strasbourg puis, vers 1529, il vient à Genève pour renforcer l’équipe des prédicateurs autour de Guillaume Farel. Il devient enseignant d’abord à Lausanne en 1529 puis à Neuchâtel en 1531.

Les vaudois d’Italie réunis en synode dans le Val d’Angrogne en 1532 le chargent de réaliser cette traduction et réunissent la somme de 800 écus d’or non seulement pour rémunérer Olivétan durant son chantier de traduction, mais aussi pour aider à la création d’une imprimerie indépendante de la tutelle catholique. Il y a donc bien une coalition des réformés des trois pays pour permettre la parution d’une traduction protestante de la Bible.

Et pourquoi à Neuchâtel ?
En France, les réformés restent ultra-minoritaires et soumis à l’arbitraire du pouvoir royal. La situation politique est très tendue, les guerres de religion se profilent. De plus la vie intellectuelle du pays est sous la tutelle des docteurs de la Sorbonne qui décident ce qui est compatible avec l’enseignement de l’Église catholique et ce qui ne l’est pas. Pourquoi croyez-vous que Lefèvre d’Étaples le janséniste est allé faire imprimer sa bible à Amsterdam? Les docteurs de la Sorbonne n’ont pas été longs à décréter que le fait de mettre la Bible à la portée de tous nuisait à l’autorité de l’Eglise et ont mis cette bible française de Lefèvre d’Etaples «à l’index» c’est-à-dire dans la liste des livres interdits, car considérés comme dangereux pour la foi catholique.

Pierre Robert Olivétan qui avait déjà dû fuir la France à cause de sa foi n’allait donc pas prendre le risque d’imprimer sa Bible en France et de la voir saisie ou brûlée par le pouvoir royal et ecclésial.

Neuchâtel, comme Bâle, était à l’époque une cité brillante sur le plan intellectuel, avec une forte production littéraire et un équipement en imprimeries qui permettait d’assurer dans de bonnes conditions la production d’un gros livre comme la Bible.

Cette Bible servira de base pour beaucoup d’autres par la suite, mais elle ne fut pas un succès commercial. Pourquoi ?
Il faut relativiser cette notion de ‘succès commercial’ qui est un peu anachronique pour l’époque. De nos jours un roman promis à un prix littéraire s’imprime sur des rotatives à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires en une seule nuit. À l’époque, on imprime feuille à feuille au plus quelques dizaines d’exemplaires à la fois. De plus, on sait aujourd’hui que Pierre de Vingle l’imprimeur a utilisé un jeu de caractères en plomb déjà dépassé. Sa fonte en écriture gothique bâtarde ne possède ni accent, ni virgule, ni trait d’union, ce qui ne facilite pas la lecture. De Vingle meurt en 1536 et on voit dans l’acte de sa succession qu’il reste en effet un certain nombre de bibles invendues. Très vite Théodore de Bèze incite un autre imprimeur à refaire une édition avec un caractère plus moderne et dès 1539, le Conseil de Genève donne sa préférence pour cette nouvelle production.

À ces aspects techniques s’ajoute le fait qu’une traduction de la Bible ne peut jamais être parfaite du premier coup. C’est d’autant plus vrai qu’Olivétan a travaillé dans l’urgence. Deux ans c’est rien pour traduire la Bible en entier (avec les livres apocryphes) ! Songez que Luther a travaillé deux ans pour le seul Nouveau Testament et qu’il n’a publié l’Ancien Testament que douze ans plus tard en 1534!

Une traduction a besoin d’être éprouvée par d’autres traducteurs pour vérifier que les principes retenus ont été appliqués de manière cohérence d’un bout à l’autre du travail. Mais elle a besoin aussi d’être testée par des utilisateurs, pasteurs, prédicateurs, catéchètes, simples lecteurs qui font remonter leur plaisir ou leur difficulté à entrer dans ce texte. La révision d’une traduction est quasi obligatoire.

La traduction d’Olivétan sera d’ailleurs révisée une première fois par Calvin en 1560 puis par Théodore de Bèze en 1588 sous l’appellation « Bible de Genève ».

Pourquoi avoir choisi la référence à Olivétan pour vos éditions ?
Justement en hommage à cette aventure humaine, intellectuelle et spirituelle que représente pour notre protestantisme francophone le travail effectué par Olivétan. L’étude de la Bible reste un axe important de notre production éditoriale, à côté de la spiritualité, de la liturgie, de la catéchèse, de la réflexion théologique, et nos ouvrages sont principalement diffusés en France, en Suisse et en Belgique avec pour certains d’entre eux des traductions en italien. On retrouve exactement la zone d’influence qui a été celle de la Bible de Robert Olivétan!

Rendre la Bible accessible, un travail qui se poursuit aujourd’hui encore

Christian Bonnet a travaillé durant neuf ans pour l’Alliance biblique française. Cette association spécialisée dans la traduction et la diffusion de la Bible possède une très importante collection de bibles anciennes. Parmi elles, un exemplaire de la première édition de la Bible d’Olivétan. «C’est toujours une grande émotion de voir ces livres qui ont traversé l’histoire. Ils ont été témoins de tant de souffrances de la part des protestants ou des Vaudois persécutés pour leur foi! Ils ont vu aussi tant d’humbles fidélités pour rester profondément enracinés dans les Ecritures», souligne Christian Bonnet, avant de poursuivre: «Ce combat pour la foi doit continuer à nous inspirer, sauf que l’ennemi aujourd’hui n’a plus la brutalité de l’Eglise catholique s’appuyant le pouvoir royal, mais agit de manière bien plus insidieuse: je veux parler de la sécularisation.»

La Réforme s’est attachée à rendre la Bible accessible. Mais que reste-t-il aujourd’hui de cet état d’esprit ? «La Bible accessible au plus grand nombre, c’est le projet qui a conduit à la création des différentes sociétés bibliques dans le monde protestant au 19e siècle», note Christian Bonnet. Le mot d’ordre des Sociétés bibliques aujourd’hui regroupées au sein de l’Alliance biblique universelle est d’ailleurs «La Bible dans une langue que tous peuvent comprendre, à un prix que tous peuvent consentir». «Il y a donc un double effort à fournir pour atteindre ce but: un effort toujours renouvelé pour traduire la Bible dans un langage actuel ou dans les langues où elle n’existe pas encore, et un effort de solidarité économique pour subventionner la publication des Bibles dans les pays où le pouvoir d’achat de la population n’est pas suffisant pour payer son prix réel.»

Christian Bonnet prend le cas du français. Et d’expliquer qu’une première étape décisive a été de prendre en compte les gens éloignés des Églises qui n’ont donc plus de culture religieuse. «Pour atteindre ce public particulier, on a traduit la Bible en français courant. Lorsqu’une expression ou une image dans la langue originale risque de ne pas être comprise en français contemporain, alors on ne la traduit pas mot à mot, mais on la transcrit par une expression équivalente qui produit le même sens. On appelle cette méthode de traduction qui est parfaitement théorisée et scientifique ‘traduction par équivalence dynamique’», explique-t-il. Et d’ajouter: «Plus récemment, les évêques catholiques en Afrique nous ont alertés sur le fait que la traduction en français courant qui utilise par exemple le passé simple ou le mode subjonctif est encore trop complexe pour des gens pour lesquels le français est la deuxième ou la troisième langue.» Il a donc fallu ouvrir un nouveau chantier de traduction dans ce qu’on appelle le «français fondamental»: 6000 mots de vocabulaire, des formes verbales simples, des phrases courtes. «Mais le résultat en termes de compréhension est tout à fait surprenant et ne donne absolument pas le sentiment d’un appauvrissement du texte. Voilà deux exemples de cette volonté très protestante à l’origine, mais aujourd’hui largement partagée, de mettre la Bible à la portée de tous.

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