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Produits phytosanitaires

Paysans dans le viseur

Utilisés massivement dans l’agriculture, ils sont de plus en plus décriés. S’il s’avère très difficile d’y renoncer, l’enjeu est de trouver le bon équilibre entre production et environnement.

Les produits phytosanitaires utilisés notamment dans l’agriculture ont un gros impact sur la qualité des eaux. Photo:Pixabay

par Philippe Oudot

Dans le courant de 2021, les Suisses auront à se prononcer sur deux initiatives qui concernent très directement l’agriculture. D’une part, celle dite «Pour une eau potable propre», et d’autre part, «Pour une Suisse libre de pesticides de synthèse». Malgré l’appel des parlementaires écologistes, qui réclamaient un changement de paradigme et une transition vers une agriculture plus durable, les deux Chambres ont rejeté cet automne ces deux textes, les jugeant trop extrémistes (voir «Quels objectifs?»).
Le fait est que l’agriculture est fortement accro à la chimie et ses produits phytosanitaires. En Suisse, quelque 2200tonnes de pesticides sont ainsi vendues chaque année et principalement utilisés dans l’agriculture. Cela représente environ 2 kg par hectare cultivé. La majorité de ces produits sont des fongicides, puis des herbicides et, dans une moindre mesure, des insecticides.
Les fruits à pépins et la vigne sont les cultures qui nécessitent les plus grandes quantités de pesticides par hectare. On trouve ensuite les pommes de terre, les fruits à noyau et les betteraves sucrières. Si le blé ou le maïs nécessitent moins de traitements, ces cultures occupent de grandes surfaces, ce qui s’avère également problématique.

Plan d’action
Sous la pression des milieux environnementaux, le Conseil fédéral a d’ailleurs reconnu la nécessité d’agir en adoptant, il y a trois ans, son plan d’action Produits phytosanitaires (PPh) pour réduire les risques découlant de leur utilisation. Sur les 51 mesures qui figurent dans ce plan, 21 ont déjà pu être introduites au cours de ces trois années. La plupart visent à renforcer la protection des eaux.
Toutefois, selon les calculs d’Agroscope (centre de compétence de la Confédération dans le domaine de la recherche agronomique et agroalimentaire), les restrictions d’utilisation des PPh conduiront à des baisses de production et vont réduire le taux d’autoapprovisionnement du pays. Dans ce contexte, les paiements directs ont été assortis à de nouvelles mesures incitant à combattre les mauvaises herbes par des moyens mécaniques plutôt que chimiques.
Par ailleurs, dans le cadre de la politique agricole 2022 (PA22+), le Conseil fédéral veut aller plus loin. Les agriculteurs utilisant des PPh présentant un risque ne pourront toucher des paiements directs que si leurs cultures ne peuvent être protégées autrement. Il est aussi prévu d’augmenter les incitations financières en encourageant les agriculteurs à renoncer, ou en tout cas limiter fortement le recours au PPh.

Une voie médiane
De son côté, la Commission de l’économie et des redevances du Conseil des Etats (CER-E) a déposé une initiative parlementaire intitulée «Réduire le risque de l’utilisation des pesticides» qui demande d’inscrire dans la loi les objectifs de ce plan d’action. Le but est de réduire les risques pour les eaux de surface et les abeilles, ainsi que la pollution des eaux souterraines, tout en continuant de protéger les cultures.
Cette initiative parlementaire, qui devrait être traitée par le Conseil des Etats lors de la session d’hiver, et par la Chambre basse au printemps 2021, constitue une réponse indirecte aux deux initiatives que le Parlement fédéral a rejetées cet automne. Le projet concocté par la CER-E prévoit notamment de réduire de 50%, d’ici à 2027, les risques causés par l’utilisation des produits phytosanitaires. Selon l’Union suisse des paysans (USP), cette initiative parlementaire est une alternative crédible aux deux initiatives populaires, jugées trop extrémistes. Elle permet d’optimiser de façon ciblée l’utilisation de ces produits et d’en réduire les effets négatifs sur l’environnement.

Pas que l’agriculture
L’USPsalue aussi le fait que la réglementation proposée concerne également l’usage des produits phytosanitaires et des biocides en dehors du secteur agricole. Elle vise en outre à optimiser l’efficacité des stations d’épuration des eaux usées et tient compte des autres sources de pollution.

 

«Il faut chercher ensemble des solutions globales, plutôt que de montrer du doigt notre seul secteur!»
Secrétaire générale de la Chambre d’agriculture du Jura bernois (CAJB), Emilie Beuret estime qu’une acceptation des deux initiatives aurait de lourdes conséquences pour les agriculteurs du Jura bernois, même s’il y a peu de cultures, à part les céréales et le colza. «Dans ces dernières, cela poserait notamment problème pour la protection contre les mauvaises herbes», note-t-elle. Les éleveurs de porc et de volaille seraient aussi lourdement impactés. En effet, sans produits phytosanitaires, la production locale des céréales nécessaires pour ces élevages serait fragilisée et diminuerait, obligeant les éleveurs à s’approvisionner ailleurs, ce qui renchérirait leurs coûts de production. Cela favoriserait aussi les importations, réduisant ainsi le taux d’autoapprovisionnement et constituant une concurrence déloyale, car les conditions de production sont bien moins sévères à l’étranger qu’en Suisse.
«Qu’on nous comprenne bien: nous ne sommes pas opposés à diminuer l’utilisation des produits phytosanitaires. Le canton de Berne a d’ailleurs élaboré un plan de réduction de ces produits que nous soutenons pleinement. Depuis plusieurs années, les agriculteurs, en particulier les plus jeunes, sont sensibilisés à la question du respect des sols et à une utilisation plus parcimonieuse de ces produits, mais ces initiatives sont trop extrêmes», affirme Emilie Beuret. D’autant qu’elles interdiraient aussi l’utilisation d’antibiotiques dans l’élevage.

Laisser du temps au temps
En revanche, la CAJBapplaudit des deux mains à l’initiative parlementaire déposée par la Commission de l’économie et des redevances du Conseil des Etats (CER-E). D’ici à 2027, elle veut réduire de 50% les risques causés par l’utilisation de ces produits phytosanitaires. «Cela laisse le temps aux spécialistes de la recherche de trouver les meilleures solutions. Par exemple, en développant de nouvelles variétés de plantes résistantes. Mais avec la nature, tout prend du temps», observe Emilie Beuret.
Elle cite, àtitre d’exemple, la polémique autour de l’insecticide controversé «gaucho». Depuis son interdiction, en 2019, les betteraviers font face à un effondrement de leur production, victime de la jaunisse virale. «Avant d’interdire un produit du jour au lendemain, il faut d’abord développer des alternatives! Si rien n’est fait, on risque tout simplement de voir la production de sucre disparaître en Suisse», avertit-elle. Certes, les néonicotinoïdes comme le «gaucho» sont nocifs pour les populations d’abeilles, mais notre interlocutrice estime qu’en attendant un produit de substitution acceptable, d’autres solutions qu’une interdiction pure et dure de ce produit sont possibles. «On pourrait, par exemple, déplacer les ruches ou attirer les abeilles en plantant des bandes de fleurs à proximité des champs traités et ainsi les maintenir à distance.»

Un bouc émissaire
Quoi qu’il en soit, les produits phytosanitaires font également des ravages sur les écosystèmes de fonds des lacs, comme vient de le démontrer une étude de l’Université de Berne. Elle a analysé des échantillons de sédiments prélevés dans le Moossee, près de Berne. Comme nombre d’autres lacs, son écosystème est contaminé par de nombreux pesticides transportés par les affluents, ou qui s’écoulent directement des champs. Si l’étude a montré que l’interdiction de certains produits s’est traduite par une baisse de leur concentration dans les sédiments, «on retrouve néanmoins toujours ces substances dans les couches de sédiments les plus récentes, ce qui montre à quel point les produits phytosanitaires ont du mal à se décomposer dans l’eau», indique l’Uni de Berne dans un communiqué.
Si Emilie Beuret ne nie pas la responsabilité de l’agriculture dans la présence de métabolites dans les eaux des lacs, elle estime qu’il faut cesser de faire du monde paysan un bouc émissaire. «L’industrie a elle aussi une part de responsabilités. Il faut travailler ensemble et chercher des solutions globales, plutôt que de montrer du doigt notre seul secteur!»

 

Quels objectifs
- L’initiative «Pour une eau potable propre» demande une réforme en profondeur de l’agriculture. Elle exige de n’accorder les subventions qu’aux exploitations agricoles qui cultivent des produits exempts de pesticides, produisent du lait et de la viande sans importer d’aliments concentrés pour animaux de rente, n’administrent aucun antibiotique préventif à leur bétail, et dont la taille du cheptel n’excède pas la quantité de fourrage produit sur place.
- L’initiative «Pour une Suisse libre de pesticides de synthèse» exige quant à elle l’élimination de tous les pesticides de synthèse dans la production agricole, la transformation des produits agricoles et l’entretien du territoire alimentaire, tout en protégeant l’agriculture suisse par l’application des mêmes règles aux importations, et cela, avec une période de transition de 10 ans.

 

Betteraves contre abeilles
Ces derniers jours, les betteraviers ont lancé un cri d’alarme et réclament l’autorisation temporaire du «gaucho», un pesticide de synthèse interdit depuis 2019 en raison de son impact très négatif sur les colonies d’abeilles. Une perspective que dénoncent les associations d’apiculteurs en raison de l’extrême toxicité de ce produit, et d’autres néonicotinoïdes pour leurs abeilles. Ils estiment que «rien de nouveau sur le plan scientifique ne justifie de revenir sur cette décision, d’autant que des méthodes alternatives à ce pesticide sont à disposition des producteurs de betteraves sucrières».

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